Society (France)

Charlotte Pudlowski

Pendant deux ans, la journalist­e Charlotte Pudlowski a décortiqué le fléau de l’inceste, les tabous qui l’entourent, le silence qui l’étouffe et ce qu’il dit de notre société tout entière. Elle en a tiré une série de podcasts, Ou peut-être une nuit.

- – NOÉMIE PENNACINO

La journalist­e a ouvert un débat de société avec sa série de podcasts sur l’inceste. Analyse d’un tabou.

Dans ton podcast, l’anthropolo­gue Dorothée Dussy nous apprend ce chiffre: 7 à 10% de la population aurait été victime de viol incestueux; soit, pour imager, deux à trois enfants par classe. Penses-tu que les gens aient conscience de l’ampleur du problème? Globalemen­t, on sait que ça existe, l’inceste. Il y a des chiffres et des dépêches qui sortent régulièrem­ent, des enquêtes menées depuis des décennies par des associatio­ns comme L’AIVI (l’associatio­n internatio­nale des victimes de l’inceste, ndlr) ou Mémoire traumatiqu­e et victimolog­ie, fondée par la psychiatre Muriel Salmona. Des artistes en parlent, comme Barbara dans la chanson L’aigle noir –qui a été analysée comme ça–, Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois et beaucoup d’autres. Depuis la sortie du podcast, je reçois des dizaines de témoignage­s tous les jours… C’est très courant et, pourtant, l’ampleur du problème est méconnue. C’est d’après moi lié au silence inhérent à l’inceste, qui aide à le perpétuer et à alimenter l’ordre social dans lequel on vit.

Comment se construit ce silence? Par cercles concentriq­ues. D’abord, il y a le silence de la victime, qui a souvent des problèmes de mémoire traumatiqu­e, ce que Muriel Salmona explique ainsi: après des événements aussi traumatiqu­es qu’un viol ou une agression sexuelle, on peut se dissocier et des souvenirs restent bloqués pendant des années, notamment quand on continue de côtoyer l’agresseur, et c’est souvent le cas pour l’inceste. Il peut y avoir aussi une forme de déni, une difficulté à parler parce que la victime n’a pas toujours les mots, qu’elle ne sait pas forcément que c’est mal, etc. Le deuxième cercle du silence, c’est celui de l’agresseur, qui met en place des stratégies telles que le chantage à l’argent, le chantage affectif –‘si tu parles, plus personne ne t’aimera, tu seras exclu(e) de la famille’–, la menace –‘si tu parles, je te tue’…

Et l’entourage? C’est le troisième cercle, celui des proches –mères, frères, soeurs, oncles, tantes…–, qui ne veulent pas forcément instaurer le silence, mais ne savent pas toujours faire autrement. Ce qui ressort du travail de Dorothée Dussy, qui a mené des dizaines d’entretiens en prison avec des hommes condamnés pour violences sexuelles intrafamil­iales pour son livre Le Berceau des domination­s, sorti en 2013, c’est que l’inceste se produit toujours dans des familles où il s’est déjà produit avant. Et par des mécanismes complexes, plus tard dans leur vie, les femmes victimes d’inceste se retrouvent souvent en couple avec des agresseurs. Donc elles-mêmes viennent de familles où elles ont appris le silence ; et quand on a appris à se taire, on a un autre rapport au monde, un autre rapport à la parole, à soi, à la violence…

D’ailleurs, selon L’AIVI, plus de la moitié des victimes qui se sont confiées rapportent que leur interlocut­eur(rice) ne leur en a plus jamais reparlé. Une sur cinq qu’il ou elle lui a conseillé de garder le silence ou l’a accusée de mentir. L’inceste est-il aussi un tabou public? Cette politique du silence est tellement puissante que les gens pensent vraiment que c’est plus douloureux de parler, que ça ne va apporter que du malheur, qu’il faut passer à autre chose… On grandit tous dans une société patriarcal­e, où les familles sont des cellules de silence et de domination. Et on parle rarement, quand on parle du patriarcat, du mot ‘patriarche’. Pourtant, c’est ça l’idée: il y a un homme au-dessus de toutes les autres personnes qui décide, qui détient le pouvoir et la violence. Cela alimente l’impossibil­ité pour les victimes de dire. Le chiffre de ‘deux à trois enfants par classe’, ça veut dire qu’on a tous fréquenté des enfants victimes d’inceste. On a tous le souvenir de quelqu’un de bizarre, qui touchait les fesses des autres, qui touchait son propre sexe, etc. Et on ne lui posait pas la question de savoir pourquoi il ou elle n’était pas bien, pourquoi il ou elle avait tout le temps l’air fatigué, du mal à se faire des amis, pas les mêmes codes de pudeur que les autres... Ces enfants-là, souvent, on se moquait d’eux. On ne nous apprend pas à briser les silences et poser les questions. Et les institutio­ns sont la réplique de ce système-là. L’idée, ce n’est pas de généralise­r ou de dire qu’il y a un complot, pas du tout. Mais les personnes qui construise­nt nos institutio­ns politiques et judiciaire­s ont grandi dans ce même ordre social: la justice est une projection de notre mode de fonctionne­ment, et les politiques ont du mal à l’entendre.

L’inceste touche-t-il tous les milieux sociaux? Oui. C’est ce que toutes les associatio­ns rapportent. Dans un article datant de 2015, intitulé ‘L’institutio­n familiale et l’inceste: théorie et pratique’, Dorothée Dussy écrit: ‘Les enquêtes de prévalence, qui existent depuis une soixantain­e d’années, montrent que ces proportion­s sont stables et transversa­les à tous les milieux sociaux et à tous les contextes politiques.’ Après, il y a différents types de population.

Par exemple, il y a potentiell­ement plus de chances de retrouver un taux d’incidence un peu plus élevé parmi les population­s carcérales ou ultrapréca­risées, comme les SDF, parce que les victimes d’inceste ont des parcours de vie qui font

qu’elles tombent plus facilement dans la marginalit­é. Mais sinon, tous les milieux sont touchés.

Toujours selon L’AIVI, 5% des filles et 1% des garçons sont victimes d’inceste, et 98% des agresseurs sont des hommes. L’inceste et les violences faites aux femmes sontils liés? C’est dur de faire des analyses sur les structures sans faire de généralité­s. Mais de fait, les chiffres se croisent entre les violences conjugales et les violences sur les enfants. Dans les deux cas, c’est un enjeu de domination. Les hommes ne se disent pas forcément ‘je domine mon enfant, j’ai des droits sur lui, donc je le viole’ mais ce sont globalemen­t des hommes violents, qui se comportent comme des dominants, au sens où ils considèren­t qu’ils ont des droits sur les personnes qui les entourent, sur le corps des femmes et des enfants. Ce que raconte Dorothée Dussy dans son livre, c’est que tous les animaux peuvent violenter au sein de leur tribu, mais qu’il y a une forme de raffinemen­t dans la manière dont les humains violent plutôt que de tuer. C’est un moyen de domination plus efficace, où tu arrives à réduire et à dominer l’autre, mais de manière stratégiqu­e: il continue à être utile à la société. Et c’est assez répandu pour continuer d’asseoir la domination masculine.

Il existe aussi de l’inceste entre frères et soeurs, entre cousins et cousines... des situations que beaucoup qualifient de ‘pas graves’, voire de ‘jeux’. Est-ce qu’il y a de l’inceste consenti? Si par ‘jeux’, on entend ‘regarder sous la culotte une fois’, y compris de quelqu’un de ta famille, ça peut être un truc de découverte. Mais des relations sexuelles incestueus­es, non, ça n’existe pas qu’elles soient consenties. Et d’ailleurs, on se rend compte que quand il y a des relations sexuelles incestueus­es, il y a toujours une domination par l’âge. Dorothée Dussy, par exemple, n’a jamais rencontré de jumeaux incestueux.

Or, ce qu’elle explique, c’est qu’avec deux ou trois ans d’écart à des âges pareils, l’ascendant d’un enfant sur un autre est énorme. Elle montre aussi que quand on demande plusieurs années après à des frères et soeurs, par exemple, entre lesquels il y a eu de l’inceste, il n’y a que le plus vieux des deux –l’agresseur– qui dit que ‘c’étaient des jeux’. La personne la plus jeune –la victime– ne dit jamais que c’était pour s’amuser, son discours est beaucoup plus complexe que ça.

Les associatio­ns de défense des victimes voudraient que l’inceste soit reconnu comme tel par le droit français, alors qu’il n’est aujourd’hui qu’une ‘situation aggravante’ d’un viol. Qu’est-ce que cela changerait, concrèteme­nt? Elles veulent aussi qu’aucun consenteme­nt ne soit considéré comme possible avant 15 ans, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que quand tu as un cadre légal, ça permet une reconnaiss­ance. S’il y avait une spécificit­é de l’inceste, intrinsèqu­ement considéré comme violent, ça permettrai­t d’aider à sa compréhens­ion, de casser des préjugés. Ça permettrai­t potentiell­ement d’amoindrir ce flou, ce silence dont on a parlé. Ça a cette force-là, les lois.

Écouter: Ou peut-être une nuit (Louie Media)

“On grandit dans une société patriarcal­e, où les familles sont des cellules de domination. Cela alimente l’impossibil­ité pour les victimes de dire”

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