Society (France)

La vida corona

Comment garder foi dans le monde par temps de confinemen­t, de pandémie et de terrorisme? En susurrant les paroles “Vive la poésie” à Blaise Rosnay, par exemple.

- – LUCAS DUVERNET-COPPOLA / ILLUSTRATI­ON: SIMON BAILLY POUR

Reconfinem­ent oblige, la vida corona est de retour. Dans ce numéro: de la poésie et des hypermarch­és pour recréer du lien social.

Ça ne prévient pas, ça arrive: la petite cloche des notificati­ons Facebook pour signaler un “événement” apparaît tout à coup à l’écran. Vous cliquez. Une descriptio­n sommaire vous fait comprendre que l’événement a déjà commencé et qu’il prendra fin dans deux heures. Elle indique un numéro de téléphone fixe et un mot de passe “magique”. Il est facile à retenir: “Vive la poésie.” Vous composez le numéro. Une voix souffle “Allô!”. Vous tentez le coup: “Vive la poésie.” Alors la voix vous récite un poème et raccroche, sans rien savoir de vous ni rien vous demander. Plus tard, quand l’envie vous prend de recommence­r, vous ne retrouvez plus le lien, la descriptio­n, les horaires: tout a été supprimé. Vous pensez: et si tout ça n’était qu’un songe? Mais vous n’avez pas rêvé.

Le récitant, Blaise Rosnay, a 56 ans.

“Ce qu’il faut bien comprendre, dit-il, c’est que la poésie n’est absolument pas un hobby pour moi. C’est vraiment une manière d’être au monde. Une manière de vivre, de construire sa vie, d’être en relation avec les autres, de refuser certaines choses et d’en chercher d’autres.” L’état actuel du monde fait partie des choses qu’il refuse. “Ils nous demandent d’hypothéque­r complèteme­nt le présent pour continuer à survivre, nous disent que ce qui est utile pour l’économie est permis et que tout ce qui donne le sentiment de liberté intérieure est interdit. Mais sans ça, la vie n’a aucun intérêt.” Avec les différents confinemen­ts, Blaise Rosnay a commencé à ressentir

“une certaine lassitude”. D’ordinaire, il n’est pourtant “pas trop embêté par le monde”. “Mais avec ces histoires-là, il commence à devenir un peu envahissan­t, le monde extérieur.” Pour lutter, en plus des poèmes qu’il offre quand bon lui semble par téléphone, il a mis en place depuis les dernières restrictio­ns une “émission” diffusée en direct sur Facebook, intitulée

À écouter les yeux fermés, où il récite des poèmes en présentant leurs auteurs, parfois seul, parfois accompagné d’amis. Il fait ça deux ou trois fois par jour.

Là, il vient de dire La Ballade de la geôle de Reading, d’oscar Wilde, d’autres vers de Mikhaïl Lermontov, d’omar Khayyâm, de Blaise Cendrars. Au pic de son live, 30 internaute­s étaient connectés. “Je ne me préoccupe pas de savoir s’il y a dix ou 3 000 personnes qui m’écoutent, explique-t-il. J’ai simplement du goût pour le faire, et ça peut faire du bien à quelqu’un.” Il ne “pense pas que la poésie puisse quelque chose particuliè­rement en ce moment, mais qu’elle peut toujours: elle est une nécessité. La poésie, c’est une personne qui dévoile ce qu’elle a de plus précieux dans le coeur à une autre personne.”

“Rendre la poésie contagieus­e”

Blaise Rosnay est le propriétai­re du Club des poètes, installé rue de Bourgogne, dans le quartier des ministères à Paris. C’est un rez-de-chaussée d’une trentaine de mètres carrés où la lumière extérieure ne pénètre que difficilem­ent. L’endroit fut fondé en 1961 par ses parents, la poétesse Marcelle Moustaki, dite Tsou, et le poète et résistant Jean-pierre Rosnay. Il n’a guère changé depuis. Rosnay père avait découvert la poésie vers ses 10 ans, parce que l’un de ses oncles, ancien professeur de lettres, commençait à perdre la vue et lui avait demandé de lui lire ses poèmes favoris. Après qu’il eut pris les armes dans le maquis pendant la Seconde Guerre mondiale, son combat tout entier eut pour but de “rendre la poésie contagieus­e et inévitable”. Rosnay père la considérai­t comme “le contrepois­on d’une existence qui tend à faire de nous des robots”, et comme “l’antipollua­nt de l’espace mental”. Il voulait, avec les mots, “résister contre l’implacable et véloce loi du profit”. Parce qu’il refusait l’image du poète maudit et souhaitait faire partager la beauté des mots au plus grand nombre, il anima des émissions de radio et de télévision sans faire de distinctio­n entre

“Ils nous disent que ce qui est utile pour l’économie est permis et que tout ce qui donne le sentiment de la liberté intérieure est interdit. Mais sans ça, la vie n’a aucun intérêt”

un académicie­n et une jeune poétesse inconnue ; la beauté des vers était le seul critère. La création du Club des Poètes fut le prolongeme­nt logique de ces aventures audiovisue­lles. Le principe édicté à l’ouverture du lieu était simple: les mardis, vendredis et samedis soir, chacun pouvait venir y réciter par coeur des poèmes de son choix. Pablo Neruda, Louis Aragon, Vinicius de Moraes ou Octavio Paz figuraient parmi les habitués. “Toute mon enfance s’est passée dans ce lieu où nous sommes”, explique Blaise Rosnay.

Un temps, le jeune homme a cru qu’il serait ingénieur. Il a tenu trois ans et cite l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke pour expliquer son malaise: “Ils vont au hasard, avilis par l’effort de servir sans ardeur des choses dénuées de sens.” “Je finissais par ne plus aimer les gens, semble-t-il s’excuser. C’était un rapport tout le temps utilitaire. Je n’avais plus ce regard vers la beauté de l’autre.” Il pense alors: “Des ingénieurs, ils peuvent en trouver à peu près autant qu’ils en veulent. Mais des gens qui connaissen­t le Club et la poésie comme je les connais…” Il quitte alors son travail pour aider ses parents. “Mon père (décédé en 2009, ndlr) ne m’a jamais dit qu’il voulait que je reprenne le Club, mais ça s’est fait comme ça.”

En temps normal, le rituel se présente comme suit. D’abord, on mange et on boit. Puis, autour de 22h, Blaise Rosnay invite les “amis” présents à “entrer en poésie”.

Un petit discours d’introducti­on, et la question fatidique tombe: “Est-ce que quelqu’un aimerait réciter un poème?” Lui est toujours bienveilla­nt, à souffler les vers qui échappent aux nouveaux, ou aux timides. Il n’est “pas trop dans la comptabili­té”, alors il ignore combien de poèmes il connaît de mémoire. Mais au Club, rares sont ceux qui l’ont vu ne pas être en mesure de rattraper l’erreur d’un récitant. “Dire un poème, c’est comme se laisser habiter par le souffle de quelqu’un d’autre. La poésie permet, dans un monde confus et désordonné, d’écouter une parole qui résonne en harmonie avec le monde. Ça te fait aimer les humains.” En général, la soirée s’arrête quand il n’y a plus de volontaire.

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