Society (France)

Joe Biden sur les rails

- PAR DAVID ALEXANDER CASSAN, ENTRE WASHINGTON DC ET WILMINGTON, DELAWARE

Dans les années 70, Joe Bien prenait le train tous les jours entre Wilmington, dans le Delaware, et Washington, où il était élu au Sénat, pour pouvoir s’occuper de ses deux fils après le décès de sa femme et de sa fille. Un récit qui a eu son importance dans la campagne victorieus­e qui a fait de lui le 46e président des États-unis.

On avait prédit la victoire des idées de Bernie Sanders, celle de l’argent de Bloomberg, puis on avait envisagé un bis repetita de la surprise Trump, mais c’est finalement lui, Joe Biden, qui a été élu président des États-unis au bout d’une interminab­le attente. Si Trump avait un gratte-ciel à son nom, le candidat démocrate n’a qu’un surnom, Amtrak Joe, forgé pendant des décennies le long d’une ligne de train, grâce à laquelle il a construit son histoire autant que son programme politique.

L a jeune femme porte un sweat à capuche rose et un masque en tissu noir sur lequel on peut lire “I can’t breathe” et “Black lives matter”. Elle se fait surnommer Coco. Ce soir-là, elle a pris place dans le 148 Northeast Regional, opéré par Amtrak, qui relie Washington à Philadelph­ie, où elle va rendre visite à des amis. Comme le reste du train, cette voiture “Coach” (équivalent de la seconde classe) n’est remplie qu’à 30%, et les passagers observent scrupuleus­ement les consignes de distanciat­ion physique, chacun s’étalant sur sa banquette en cuir prévue pour deux personnes. Derrière la vitre, les grands arbres du nouveau monde explorent un nuancier de jaune tirant sur le rouge, automne oblige. Ce train d’apparence si ordinaire, Coco en a entendu parler pour la première fois lors de la convention démocrate du 17 août dernier, un événement en visioconfé­rence conçu pour mettre en orbite Joe Biden dans la course à la présidence. Barack Obama, son ancien président, et Kamala Harris, sa future vice-présidente, y ont tous les deux rappelé l’histoire liant le train et le candidat, qui estime avoir emprunté cette ligne près de 8 200 fois, quand il était sénateur. Plus de deux millions de miles au total, entre Washington DC, où il faisait carrière, et Wilmington, dans le Delaware, où il était père de famille. Sur le trajet, veut la légende, Biden se plaisait à échanger avec ses compagnons de voyage, prendre des nouvelles, leur raconter la vie de triomphes et de tragédies dont il a fait le coeur de sa constructi­on politique. “Ils ont donné la parole à des cheminots qui ont parlé de leurs rencontres avec Joe Biden, reprend Coco.

Il m’a paru beaucoup plus sympathiqu­e et accessible que Trump, qui monte dans son avion pour jouer au golf en Floride.”

Au terme d’un décompte infini, cadencé par des prévisions et des statistiqu­es dignes d’un match de base-ball, l’un a finalement battu l’autre pour devenir le 46e président des États-unis. Joe Biden, que l’on disait trop vieux ou trop mou, pas assez à gauche et pas assez charismati­que, aura donc finalement renvoyé Donald Trump dans les livres d’histoire à la suite d’une campagne en catimini, forcée par les conditions sanitaires. Après quatre années erratiques, ou lunaires, ou dangereuse­s, ou tout à la fois, peut-être que l’amérique avait besoin d’un retour à la normale et d’un peu de calme. Ou peut-être aime-t-elle simplement mettre du rythme dans son histoire et, après les périodes de roulements de tambour, élire des présidents dont les noms semblent avoir été inventés pour être oubliés. Après George Washington vint l’anonyme John Adams ; à Abraham Lincoln succéda Andrew Johnson ; à Nixon, l’insipide Gerald Ford. Rien ne permet encore de garantir la stature que prendra Joe Biden, mais il s’est construit, puis s’est fait élire, avec la promesse d’être un homme comme les autres et une preuve imparable: la normalité, la représenta­tivité, la tragiqueme­nt banale cruauté de sa propre histoire.

Monsieur Tout-le-monde

Celle-ci commence toujours à la même date, en 1972, et par le même récit. Première partie: l’ascension. Joe a alors encore quelques cheveux bruns, mais est déjà élu au conseil du comté de New Castle, dans le Delaware. Avocat à la ville, l’ancien enfant bègue déborde d’ambition. “Il est venu me demander si je pouvais l’aider à faire campagne pour le Sénat, se souvient Vincent D’anna, la trentaine à l’époque mais déjà vieux routier des campagnes démocrates. Je lui ai dit qu’il était fou: son rival républicai­n, Robert Boggs, avait été élu puis réélu pendant 25 ans, d’abord représenta­nt puis gouverneur et sénateur.” En plus de quelques têtes comme D’anna, l’aîné des Biden s’appuie surtout sur sa famille: Valérie, la soeur cadette, dirige la campagne pendant que leur frère Jimmy lève des fonds, que Frank, le benjamin, recrute des bénévoles, et que Jean, la mère, prépare assez de café pour un régiment. Quant à Neilia, la femme de Joe depuis 1966, elle est de toutes les décisions et apparition­s publiques. Profitant de l’abaissemen­t de l’âge requis pour voter à 18 ans, Biden s’engage à la fois sur des sujets porteurs pour la gauche de l’époque –environnem­ent, arrêt des hostilités au Vietnam– et des thématique­s qui touchent davantage un électorat plus conservate­ur –fiscalité, insécurité. Les sondages sont peu encouragea­nts, mais il ne rate pas une kermesse, un match de foot ni une sortie de supermarch­é. Parfois, dit-on, Neilia prend le volant du break familial pour que Joe puisse descendre aux feux rouges et serrer la main des automobili­stes derrière eux. Stakhanovi­ste de la campagne, Biden déjoue tous les pronostics et, le 7 novembre 1972, obtient 3 162 voix de plus que Boggs. Il s’apprête à devenir le benjamin de la chambre haute et le sixième plus jeune sénateur de l’histoire du pays. Deuxième partie: le Drame. Dans l’aprèsmidi du 18 décembre, alors que Joe fait passer des entretiens pour son futur cabinet à Washington, Neilia entasse les enfants dans le break Chevrolet.

Ils doivent acheter un sapin de Noël, qu’ils installero­nt dans leur parfaite petite maison de North Star, en banlieue de Wilmington. Soudain, au détour d’une route, un camion chargé d’épis de maïs heurte violemment la voiture sur le côté, et la traîne sur près de 50 mètres. Écran noir. Dans la fumée de l’accident volètent des tracts de la campagne de Joe Biden. Neilia et leur fille Naomi, 13 mois, sont déclarées mortes à leur arrivée à l’hôpital. Beau, 3 ans, s’en tire avec une jambe cassée, alors que Hunter, 2 ans, est touché à la tête. Dans son autobiogra­phie, Promises to Keep, parue en 2007, Biden avoue avoir pensé au suicide, puis être sorti de l’hôpital où ses fils pansaient leurs blessures avec la ferme intention de se battre, avec n’importe qui. Il pense renoncer à son poste de sénateur, mais Mike Mansfield, chef de la majorité démocrate au Sénat, l’appelle à l’hôpital quotidienn­ement pour le convaincre qu’il a besoin de lui à Washington. Biden accepte de tenter le coup, pour six mois, et à une seule condition: les petits resteront à Wilmington, auprès de sa famille, et Joe fera l’aller-retour à la capitale tous les jours, en train Amtrak. Une bonne heure et demie matin et soir, après avoir déposé les enfants à l’école

et avant de les border. “Si je pouvais me concentrer sur ce dont ils avaient besoin, minute après minute, je pensais pouvoir rester hors de ce trou noir”, écrira-t-il plus tard. Le 5 janvier 1973, Biden prête son serment de sénateur devant les caméras invitées dans la chambre d’hôpital de ses fils. “Amtrak Joe” est né, un surnom dans lequel tout le monde entend “Average Joe”, l’expression américaine pour “Monsieur Tout-le-monde”.

Dans le train, Biden potasse ses dossiers, laisse son esprit vagabonder sur les rives du fleuve Susquehann­a et parle à ses compagnons de voyage. Vince D’anna est aux premières loges du spectacle. En 1974, il a intégré le cabinet du sénateur, pour lequel il travailler­a pendant 20 ans, et a participé à la mise en place du bureau de Wilmington. “Le téléphone fixe marchait déjà très bien à l’époque, on aurait pu bosser à distance, raille-t-il aujourd’hui.

À la place, on organisait nos réunions dans le train, c’est vite devenu un pilier de notre fonctionne­ment.” Les allers-retours quotidiens à Washington tiennent aussi lieu de meetings publics, c’est le moment où les administré­s viennent parler au sénateur de leurs problèmes, et de ce qui se passe dans l’état. “Biden a pris le train avec moi pendant 32 ans, plastronne Griffin, employée d’amtrak. Je travaillai­s au café, au fond de la rame. Il est comme n’importe quel passager: il vous demande comment ça va, vous serre la main, se souvient toujours de qui vous êtes et de ce que vous lui racontez. C’est l’exact opposé d’une célébrité.” Aux employés ou aux passagers, Biden parle parfois de sport (Griffin se souvient aussi d’une fois où il expliqua son action de politique étrangère dans sa voiture-café), mais ce qu’il préfère, c’est prendre des nouvelles de la famille, des enfants, et raconter la sienne, de vie. Ces deux garçons dont il est si fier, puis sa nouvelle femme, Jill, et la fille qu’ils ont eue ensemble, Ashley. Au cours de ces milliers d’heures passées dans l’amtrak, Joe Biden trouve son truc, son shtick: serrer un maximum de mains puis, quand la technologi­e le permettra, prendre des selfies. Jouer la proximité, en somme, dans ce petit État du Delaware qui compte moins d’un million d’âmes et se classe ainsi à la 45e place (sur 50) des États de l’union en termes de population. “Le contact avec les électeurs a toujours été un élément essentiel de la politique américaine, assène Paul Brewer, directeur de recherche au Centre de communicat­ion politique de l’université du Delaware. Dans le Delaware, c’est d’autant plus vrai et, quelque part, Biden a prolongé cette façon de faire dans le train.” Dans la biographie de référence Joe Biden: A Life of Trial and Redemption de Jules Witcover, Valerie Biden reconnaît qu’il s’agissait d’une stratégie dès 1972: “Mon mantra en tant que directrice de campagne, et peut-être que c’est la soeur qui parlait, c’était: si vous le connaissie­z, vous l’aimeriez.”

En choisissan­t de vivre à Wilmington, Biden est devenu ce que l’on appelle un commuter, un citoyen qui perd une partie de sa journée dans le commute, ce long trajet entre domicile et lieu de travail qui s’effectuait à l’origine essentiell­ement en train. “À chaque fois que l’américain moyen entend cette histoire, analyse Paul Kane, correspond­ant pour le Washington Post au Congrès, il se dit: ‘Oh bon sang, le commute… Lui au moins, il comprend!’” Qu’ils soient cols blancs ou cols bleus, qu’ils vivent dans un mobil-home ou une villa à cinq chambres, qu’ils fassent le trajet en bus ou en SUV toutes options, ils sont des millions d’américains à pouvoir se plaindre de ces 54 minutes en moyenne qu’un travailleu­r abandonne au commute chaque jour, d’après les données officielle­s du US Census Bureau pour l’année 2018. Cela a donné à Biden un argument massue face à Donald Trump qui, en 2016, avait surfé sur la vieille promesse populiste de “Drain the swamp”, que l’on pourrait traduire par “Assécher le marécage”, une référence explicite aux terrains réputés marécageux sur lesquels a été bâtie la capitale fédérale. “La pire chose qui puisse vous arriver aujourd’hui, c’est de ‘go Washington’, de devenir ce sénateur que l’on voit aux cocktails chics de la capitale, reprend Paul Kane. Biden a une réponse simple à cette attaque: pendant ses 36 années comme sénateur, il n’y a

“Biden a pris le train avec moi pendant

32 ans. Je travaillai­s au café, au fond de la rame. Il est comme n’importe quel passager: il vous demande comment ça va, vous serre la main, c’est l’opposé d’une célébrité”

Amy Griffin, employée d’amtrak

jamais habité!” Le 29 septembre dernier, au cours du premier débat présidenti­el aux allures de pantalonna­de, Donald Trump a encore tenté de se poser en défenseur d’une banlieue menacée par les violences urbaines, mais c’est Biden qui a séché le New-yorkais, l’accusant de ne “pas savoir ce qu’est la banlieue à moins de s’être trompé de route”.

La deuxième révolution du rail

Né dans la ville minière de Scranton, en Pennsylvan­ie, Biden avait 10 ans lorsque le chômage a poussé son père à déplacer sa famille dans le Delaware, où il a accédé à la classe moyenne en vendant des voitures d’occasion. En 2016, Hillary Clinton avait envoyé Joe raconter cette histoire à la classe ouvrière blanche de la “Rust Belt”. Cela n’avait pas suffi. Oubliée par la campagne démocrate, cette population avait finalement ouvert les portes de la Maison-blanche à Donald Trump.

Le 30 septembre dernier, devant la petite gare de Greensburg en Pennsylvan­ie, Biden s’excusait pour les erreurs du parti à mots à peine voilés: “Beaucoup de démocrates de la classe ouvrière pensent qu’on les a oubliés et que l’on n’a pas fait attention à eux. Je veux qu’ils sachent que je comprends. Je comprends leur sensation d’avoir été laissés pour compte.”

“Beaucoup de démocrates de la classe ouvrière pensent qu’on les a oubliés et que l’on n’a pas fait attention à eux. Je veux qu’ils sachent que je comprends leur sensation d’avoir été laissés pour compte”

Joe Biden

Wilmington n’a d’ailleurs pas échappé à la désindustr­ialisation, une balafre que rappellent le décor rétro, les vêtements estampillé­s NFL et le décompte des fermetures d’usine placardé sur les murs de l’angelo’s Luncheonet­te, au nord de Wilmington. L’endroit semble ne pas avoir bougé depuis son ouverture, en 1957. C’est ici qu’a donné rendezvous John Flaherty, ancien membre du cabinet de Biden à Wilmington, où il était en charge des questions locales. “Vous voyez la grande machine à café en acier inoxydable, là? Ils ne l’utilisent plus aujourd’hui, mais dans les années 60, il y avait des milliers d’ouvriers qui passaient chercher un café ou un sandwich avant d’aller travailler dans les usines du coin. Et puis, elles ont commencé à fermer les unes après les autres.” Flaherty rappelle que, ici comme ailleurs, c’est la mondialisa­tion qui a fait partir les usines, et qu’avec Joe Biden, ils ont notamment bataillé pour conserver les ateliers de réparation et de maintenanc­e d’amtrak dans le Delaware. Alors que l’administra­tion Trump avait budgétisé une baisse de plus de 50% des fonds alloués à Amtrak avant même que la pandémie ne fasse dégringole­r la fréquentat­ion des trains, Biden a promis au cours de la campagne de “déclencher la deuxième grande révolution du rail” et de “récompense­r le travail”.

De doubler le salaire minimum fédéral et d’augmenter les impôts sur les plus hauts revenus et pour les entreprise­s. Comme s’il avait voulu montrer, quatre ans après le naufrage d’hillary Clinton, qu’il était là pour ressuscite­r le Parti démocrate d’avant les culture wars –qui ont déporté les clivages sur le plan moral–, celui du travail avant le capital, du peuple avant les élites, de la classe moyenne à laquelle ses électeurs continuent de s’identifier malgré la hausse constante des inégalités. Dès le mois de mai, le syndicat Transport Workers Union of America (TWU) avait d’ailleurs annoncé son soutien au candidat démocrate, et John Feltz, le directeur de la division chemin de fer, voit aujourd’hui dans Biden

“le plus puissant soutien d’amtrak depuis longtemps”. Sur le terrain, Amy Griffin, syndiquée TWU, applique les consignes. “Je dis toujours aux membres de voter pour leur boulot, parce qu’ils ne pourront s’inquiéter du reste que si leurs assiettes sont pleines. Je croise des collègues qui soutiennen­t Trump, en dehors du syndicat.

Si je ne les connais pas, je leur dis: ‘Votez pour votre boulot’ , et si je les connais, je leur demande pourquoi ils sont aussi stupides…”

Joe Biden raconte son histoire à qui veut bien l’entendre. L’ascension. Le Drame. Le chagrin et la responsabi­lité du père célibatair­e. Les heures dans le train avec les gens. Les origines modestes et la résilience de son père. Mais une fois qu’il l’a racontée dix fois, 20 fois, 100 fois, que reste-t-il, que défend-il? C’est la question sur laquelle butent ses spin doctors en 1987, comme le rapportait Richard Ben Cramer dans What it Takes: The Way to the White House, chef-d’oeuvre pour lequel le journalist­e (décédé en 2013) avait suivi les principaux candidats à la présidenti­elle de 1988. À l’époque, Biden, candidat à l’investitur­e démocrate, inaugure sa campagne depuis la gare de Wilmington (évidemment), mais il lui manque une idéeforce, un programme clair. Lors d’un débat démocrate organisé dans l’iowa le 23 août, le sénateur utilise son histoire, celle de sa famille, pour tenir un discours poignant sur l’égalité des chances et la reproducti­on sociale. Las, il faut quelques semaines à la presse pour relever qu’il est très –trop– similaire à un speech de Neil Kinnock, chef du Labour britanniqu­e de l’époque. Peu importe que Biden ait correcteme­nt cité Kinnock à d’autres occasions, on lui reproche (à lui ou à des plumes en manque d’inspiratio­n) d’autres emprunts à Robert ou John F. Kennedy, et même une affaire de plagiat remontant à ses études. Il abandonne la campagne dès le 23 septembre 1987.

En février 1988, il subit deux ruptures d’anévrisme, recevant l’extrême-onction avant une opération délicate. “Avec le recul, spécule Vince D’anna, ça lui a peut-être sauvé la vie d’avoir arrêté la campagne.” Lorsque Biden retourne à Washington après sept mois d’arrêt, tout son clan l’accompagne et découvre la station de Wilmington égayée de pancartes et de ballons pour l’occasion. Le conducteur reste appuyé sur le klaxon pour le saluer en entrant en gare. Trahi par son manque de fond, Biden comprend que son histoire ne suffira pas toujours et se transforme en homme d’état. À la tête du prestigieu­x comité judiciaire du Sénat, il dirige les auditions des nouveaux juges à la Cour suprême, met son nom sur plusieurs lois majeures, dont le fameux crime bill de 1994, avant de s’investir dans le comité des affaires étrangères du Sénat dès 1995, s’impliquant notamment dans les interventi­ons états-uniennes en ex-yougoslavi­e, puis en Afghanista­n et en Irak. Le beau parleur au coeur brisé a laissé la place à un sénateur respecté pour sa capacité de travail et sa science du compromis, dans un Capitole où démocrates et républicai­ns peuvent encore s’entendre. “Biden a beaucoup parlé de cet esprit bi-partisan en campagne, relève le chercheur Paul Brewer. Il sait que les indécis aiment qu’on leur parle de coopératio­n entre les partis. C’est très typique du ‘Delaware Way’.”

Le Delaware Way, c’est une façon de faire de la politique en bonne intelligen­ce, entre arrangemen­ts et compromis, qui remonterai­t au début du xixe siècle et que l’on explique là aussi par la taille modeste de l’état. Côté folklore, après chaque élection, les candidats se retrouvent pour le Return Day, une fête traditionn­elle organisée à Georgetown, dans le sud rural de l’état, durant laquelle vainqueur et vaincu enterrent littéralem­ent une hache de guerre. Biden, bon vainqueur, n’a jamais manqué la cérémonie depuis sa première en 1972, à l’invitation d’un Robert Boggs qu’il s’était refusé à attaquer de front durant la campagne. Côté politique, Biden prouve au Sénat qu’il sait obtenir le soutien des républicai­ns –comme pour “son” crime bill, qui lui vaut aujourd’hui d’être durement critiqué sur sa gauche pour avoir envoyé des milliers de petits criminels en prison– ou voter avec eux lorsqu’il soutient la guerre en Irak. “Le Delaware Way, ça aurait pu s’appeler le Washington Way dans les années 70, développe Vince D’anna. Républicai­ns et démocrates ne cherchaien­t pas à s’entretuer, mais à faire avancer les choses où ils le pouvaient.” Pendant la campagne, Biden a tenté de remettre au goût du jour cet esprit de conciliati­on dans une Amérique divisée, au Congrès comme dans le reste du pays. Pour son dernier discours de campagne à Philadelph­ie, le jour même de l’élection, il le formulait ainsi: “Voilà ce que je vous promets: je suis fier de me présenter en tant que démocrate, mais si vous m’élisez, je serai un président américain. Il n’y aura pas d’états rouges ou d’états bleus, seulement les États-unis d’amérique.” Une manière aussi de séduire l’électorat centriste qui obsède les stratèges démocrates depuis les deux élections de Bill Clinton, mais aussi d’avancer sans froisser personne et de rester flou sur

ce que sera réellement l’orientatio­n de sa présidence. La gauche du Parti démocrate espère ainsi peser sur les choix de Biden, alors que la crise économique à venir appelle un plan de relance ambitieux et que Bernie Sanders a déjà promis lors de la convention d’août que le vainqueur des primaires serait “le président le plus à gauche depuis Franklin D. Roosevelt”. “Biden est toujours resté amarré au centre du Parti démocrate, évoluant avec lui, nuance pour sa part Paul Brewer. Son programme est plus à gauche que celui d’obama, mais vous savez, Abraham Lincoln n’était pas le plus farouche des abolitionn­istes et Roosevelt n’était pas socialiste. Ils ont saisi des opportunit­és politiques pour se mettre au service de ces idées-là.”

Gros poisson, petite mare

En 2008, alors âgé de 66 ans, Joe Biden avait cru voir une première fois la porte du Bureau ovale s’ouvrir devant lui: le pays embourbé dans la guerre en Irak a, se dit-il alors, besoin de son expérience en politique étrangère, et huit ans de présidence Bush appellent –déjà– à plus de dialogue et de coopératio­n. Il est candidat aux primaires pour la deuxième fois. Mais Biden, comme Hillary Clinton, est emporté par le charisme et l’histoire de Barack Obama, jeune sénateur de l’illinois. Quelques mois plus tard, le candidat désigné par le parti passe l’éponge sur leurs différends des primaires pour prendre à son compte l’expérience de Biden et capitalise­r sur sa connexion avec la classe ouvrière blanche, que la perspectiv­e d’un président afroaméric­ain pourrait rebuter. L’élection remportée, Biden rejoint Washington dans un drôle de train: le wagon vintage Georgia 300, emprunté par Obama pour rejouer la dernière partie du mythique voyage d’abraham Lincoln vers son investitur­e, en 1861. Les Biden montent en gare de Wilmington (renommée Joseph R. Biden, Jr., Railroad Station en 2011) et après ce voyage cérémonial, finis les allersreto­urs quotidiens sur Amtrak: Joe et Jill emménagent enfin dans la capitale, dans la résidence officielle du vice-président, au Number One Observator­y Circle.

Joe Biden était déjà “un gros poisson dans une petite mare” dans le Delaware (l’image est de Paul Kane), mais les huit ans en tant que bras droit du président ont fini par faire de lui une célébrité. En 2016, il avait déjà voulu profiter de cette aura pour défier Trump, mais il abandonna ses ambitions après la mort de son héritier désigné, son fils Beau, d’une tumeur au cerveau en mai 2015. Cette année, Barack Obama a rendu la monnaie à son ancien vice-président en s’engageant dans sa campagne, reprenant régulièrem­ent la formule qui aura fini par résumer leur relation de travail: “Pendant huit ans, Joe était la dernière personne à rester dans la pièce quand je devais prendre une décision importante.” Profitant notamment de la popularité intacte de l’ex-président auprès de l’électorat afroaméric­ain, Biden avait déjà, pendant les primaires, refait son retard sur Sanders en Caroline du Sud, puis en Alabama. Lors de l’élection présidenti­elle, c’est son score dans la zone urbaine d’atlanta, que l’on surnomme encore “black mecca”, qui lui aura permis de passer devant Trump en Géorgie. Tout au long de la campagne, Barack Obama a également critiqué la désastreus­e gestion de l’épidémie par l’administra­tion en poste, l’incompéten­ce de Donald Trump, soulignant en négatif le gage de sérieux représenté par Biden en ces temps troubles. “Biden, au début de la campagne, on se demandait surtout s’il allait imploser, analyse Paul Kane. Il a passé deux premiers mois difficiles, mais il a fini par s’imposer en rassurant les électeurs qui voulaient quelqu’un d’expériment­é, qui sache gouverner.”

What it takes? interrogea­it donc le journalist­e Richard Ben Cramer en 1988: que faut-il pour arriver jusqu’à la Maison-blanche? Les présidents qui se sont succédé depuis la publicatio­n du livre ont montré qu’au pays du cinéma, peu importent les idées et les personnes, il faut, en plus de l’argent, des partis et des guerres, une bonne histoire. Reagan l’a emporté en surfant sur le conte de fée du fils de petit commerçant alcoolique devenu star de cinéma. Bill Clinton était orphelin de père et jouait du saxophone avec des Afro-américains en Arkansas, en plein ‘Deep South’. Le métissage d’obama incarnait le changement promis sur ses affiches. Donald Trump, eh bien, était Donald Trump. Au cours des derniers mois, Amtrak Joe n’a cessé de répéter son histoire, l’ascension, le Drame, les fermetures d’usine et les voyages en train. Fin septembre, au cas où elle aurait échappé à certains Américains, il a affrété le Build Back Better Express pour un voyage entre l’ohio et la Pennsylvan­ie, au coeur de cette ceinture de la rouille où s’est encore jouée l’élection: c’est en arrachant le Wisconsin, le Michigan et surtout sa Pennsylvan­ie natale à Trump, en réussissan­t à reconquéri­r les classes blanches ouvrières et moyennes des bords des Grands Lacs, que Joe Biden est devenu président. Aux États-unis, on appelle ce genre de tournées un whistle stop tour, au cours duquel le candidat donne un speech à chaque arrêt du train. Biden y a rappelé que le chemin de fer était son “mode de transport préféré”, que “ce n’est pas aussi rapide qu’un hélicoptèr­e, mais [qu’il s’est] fait beaucoup d’amis sur Amtrak”. Surtout, et alors que 231 476 Américains étaient décédés du Covid-19 au matin de l’élection, Biden a pu compter sur une carte qu’il aura payée au prix d’un deuil public et dont Donald Trump était absolument dépourvu: l’empathie. Et cette Amérique qui reste chez elle et évite les transports en commun pour échapper au virus, cette Amérique de la prudence, du bon sens, de la science a fini par le porter au pouvoir, sans doute parce que son histoire sonnait juste, là où Donald Trump ne pouvait offrir que le déni. “En 2020, conclut Paul Kane, Biden est cet homme que la vie a maltraité mais qui a surmonté le pire désespoir et peut regarder un public de gens qui ont perdu un parent, un enfant, leur boulot, et compatir avec eux. Chacun doit trouver son moment,

Biden.”• et c’était le moment de Joe

“Le programme de Biden est plus à gauche que celui d’obama, mais vous savez, Abraham Lincoln n’était pas le plus farouche des abolitionn­istes et Roosevelt n’était pas socialiste. Ils ont saisi des opportunit­és politiques”

Paul Brewer, de l’université du Delaware

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Chemise et journal: tout était trop grand en 1988.
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Mind the gap between the train and the platform.

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