Bons baisers de Russie
COMMENT LA RUSSIE TRAVERSE-T-ELLE LA CRISE SANITAIRE LIÉE À LA PANDÉMIE DE COVID-19? LA PHOTOGRAPHE NANNA HEITMANN (MAGNUM), BASÉE À MOSCOU, EST ALLÉE VOIR DERRIÈRE LE RIDEAU DE LA COMMUNICATION OFFICIELLE DU KREMLIN.
On pensait qu’elle était passée entre les gouttes, mais la Russie se débat aussi avec le Covid-19. La preuve avec les photos de Nanna Heitmann.
Àen croire les chiffres officiels, la Russie, pourtant quatrième pays le plus touché au monde par la crise liée au Covid-19, s’en tirerait nettement mieux que l’occident dans sa gestion de la pandémie, avec un taux de mortalité jusqu’à 7,5 fois inférieur à ceux de certains pays d’europe. Faut-il y croire? Plusieurs indicateurs tendent à répondre: pas totalement. Il suffit par exemple de constater la nette augmentation du nombre total de décès entre avril 2019 et avril 2020 (+18% à Moscou, selon le Moscow Times) pour se rendre compte que le pays de Vladimir Poutine est moins imperméable à la crise que ce que voudraient refléter les données officielles.
Selon Tatiana Kastouéva-jean, directrice du Centre Russie de l’ifri (Institut français des relations internationales), les taux de mortalité affichés, particulièrement bas, résulteraient notamment de la façon dont sont comptabilisés les décès: seules les personnes mortes dans les hôpitaux après avoir été testées positives au Covid-19 et ne présentant aucune autre pathologie figurent dans les statistiques. La spécialiste suspecte par ailleurs une importante sous-déclaration du nombre de morts de la part des gouverneurs régionaux. Vladimir Poutine aurait en effet, contrairement à ses habitudes centralisatrices, délégué beaucoup de pouvoir aux responsables locaux en ce qui concerne la gestion de la pandémie, évitant par la même occasion de s’attirer un quelconque blâme. “Afin de montrer qu’ils travaillent bien, que tout est sous contrôle et pour ne pas mécontenter l’autorité centrale, il est fort possible que les gouverneurs aient en retour montré des chiffres plus rassurants que la réalité”, continue Tatiana Kastouéva-jean. Parallèlement, un groupe de médecins russes a créé la Memory List, un recensement non officiel de leurs collègues du corps médical décédés en traitant des patients atteints du Covid-19. Selon leurs résultats, le bilan est bien plus lourd que ce que laisse entrevoir le pouvoir: le taux de mortalité des travailleurs de la santé serait ainsi seize fois plus élevé en Russie que dans des pays avec des taux d’infection similaires.
C’est justement pour “documenter la réalité des hôpitaux pendant la pandémie, loin des images toutes faites de la propagande”, que Nanna Heitmann, photographe germanorusse basée à Moscou, a entamé fin avril dernier un grand projet sur le Covid-19 en Russie. Chemin faisant, elle a découvert un pays rongé par la défaillance de ses infrastructures sanitaires. Notamment au Daghestan où, raconte la photographe, “dans certains hôpitaux de village, le personnel soignant n’a jamais reçu de masques ni d’équipement de protection individuelle. Ils se fabriquaient des masques avec des bandages en coton. Parfois, ils mettaient une aile entière de l’hôpital en quarantaine, parce que tout le personnel était infecté mais pouvait ainsi continuer à travailler.” Si la crise sanitaire actuelle a mis à nu ces déficiences, Tatiana Kastouéva-jean explique que la crise du milieu hospitalier n’a en réalité rien de nouveau. “Cela fait quelques années qu’en Russie se déroule un processus que l’on appelle ‘l’optimisation du secteur des services médicaux’. Le nombre de lits dans les hôpitaux et le nombre d’établissements médicaux ont été divisés par deux. Les médecins ne sont pas non plus les mieux payés en Russie, donc il y a un manque de personnel et d’établissements à l’échelon national.” En 2019, plusieurs manifestations avaient ainsi éclaté pour s’opposer à la réduction des effectifs et à la fermeture des hôpitaux, ainsi que pour protester contre des salaires trop bas. Là-bas, comme ici, elles n’ont pas été entendues.