Aux frontières du réel
À Boncourt, village suisse collé à la France, une épidémie de cambriolages a été interrompue brutalement par le premier confinement, avec la fermeture des frontières. De quoi donner envie à certains, côté helvétique, de fermer durablement les vannes.
On ne comptait plus les cambriolages dans le village suisse de Boncourt, près de la frontière française. Puis le confinement est arrivé, et le phénomène s’est arrêté net. De quoi provoquer une poussée francophobe?
Tout y est. Hêtres et chênes aux feuilles qui brunissent, parfois un érable qui les a écarlates. Bovins et ovins qui mâchouillent dans l’herbe verte. Même le crachin est là. En cette fin octobre, Boncourt, petit village du Jura suisse, offre un automne de carte postale. Mais depuis une dizaine d’années, l’image idyllique cache un arrière-plan plus sombre. Ici, les cambriolages sont légion. Et dans la petite cité de 1 230 âmes frontalière de Delle, commune située dans le Territoire de Belfort, la rumeur dit que les bandits viendraient de France, ou qu’ils s’y réfugieraient après leurs basses oeuvres. C’est l’avis de Darko Vulic, qui vit à quinze minutes à pied de la frontière et s’excuse de le dire, mais le dit quand même: “Désolé, mais ce sont des Français qui viennent nous dépouiller ici.” Le sexagénaire accueille dans son atelier qui lui sert aussi de maison, et qui fait face à la Banque cantonale du Jura (BCJ). Les murs sont tapissés de ses toiles, et des feuilles Canson bariolées pendent du plafond. Le peintre se souvient d’avoir été réveillé par la police, il y a huit mois de ça: “Ils ont cogné à ma porte pour me questionner sur la BCJ qui venait de subir une tentative de cambriolage. Les types avaient cassé les vitres au marteau pour rentrer, mais n’ont pas réussi à prendre le coffre. Quelques années plus tôt, c’est la poste en face de la banque qui avait été visitée. Cette fois, ils avaient pris le coffre avec un camion grue. Je n’ai pas pu aider les flics: les deux fois, je dormais comme un bébé.”
Au café, au bar, à la boulangerie, on en parle. Ce jour-là, le nom de Kamal est sur toutes les lèvres. Celui-ci tient le Café de France, sur la route du même nom, courte pente qui mène vers Delle. Les commerces et les habitations qui la bordent sont des cibles de choix pour les cambrioleurs. “Kamal s’est fait visiter” est le refrain du matin. Son appartement au-dessus du café a été cambriolé au début du mois. Et les voleurs avaient l’air bien renseignés. “Ce dimanche après-midi, j’ai fermé plus tôt que d’habitude, raconte-t-il. Quand je suis revenu le soir, ils avaient tout pris. Je suis paléontologue, mouleur et préparateur de fossiles, tout le village le sait, j’ai ma petite notoriété dans le Jura. Là, ils m’ont volé tous mes fossiles, il y en avait pour plus de 50 000 francs (46 700 euros, ndlr).” La police est passée relever les empreintes, mais Kamal pense que ses précieux sont déjà “très loin”. Plus haut, sur le chemin qui mène vers la Forêt Enchantée, l’attraction touristique locale, plusieurs maisons ont aussi connu du passage. Mi-octobre, une nuit, Rita rentre chez elle et voit la lumière allumée: “Le garçon était dans ma chambre. Il est parti à toute vitesse en sautant sur le petit toit accessible depuis la fenêtre. Il ne m’a pris qu’une boîte dans laquelle je mets mes pièces de cinq francs, il devait y avoir 250, 300 francs.” Depuis, la femme de 69 ans, qui vit seule, dort peu. Pour Denise, c’était la nuit aussi. Insomnie et verre d’eau à 3h. “Je vais sur le balcon, je vois trois gaillards qui courent comme des lapins. Quand je suis descendue, j’ai vu que la portefenêtre avait été déboîtée.” Fin septembre, Mireille Guerdat,
la patronne du Lion d’or, un restaurant de la route du Jura, s’est fait voler son fonds de caisse alors qu’elle avait le dos tourné. “C’était pendant le service. Je ne faisais pas attention, j’opérais entre les différentes tables. Je suis montée à l’étage et quand je suis revenue, ma bourse n’était plus là.” Mais sur ces routes qui jouxtent la France, la donne pourrait changer. Car pour lutter contre ces vols et protéger ses administrés, le maire du village, Lionel Maître, a eu une idée.
Comme dans du beurre
En novembre 2019, l’édile de 35 ans, membre du Parti démocrate-chrétien, réclamait au canton du Jura que la douane entre Boncourt et Delle soit fermée chaque nuit de 23h à 5h, et que les chemins forestiers qui relient le village à plusieurs communes françaises soient condamnés. Le seul point de passage pour rallier Delle de nuit depuis Boncourt serait donc l’a16, où les contrôles sont fréquents. Un des douaniers de l’autoroute juge en effet qu’au poste de la Route de France, “on passe comme dans du beurre”. La requête de Lionel Maître a néanmoins été balayée d’un revers de main par Nathalie Barthoulot, ministre de l’intérieur du Jura. “On peut comprendre sa volonté de limiter l’entrée sur la commune de Boncourt, mais le canton du Jura a de multiples points d’entrée sur le territoire cantonal, et ce n’est pas la fermeture d’un poste qui va mieux contenir les éventuelles incivilités”, affirme la socialiste, qui s’appuie sur Schengen pour repousser l’idée. C’est finalement le Covid-19 qui va donner raison à Lionel Maître. Quand la France annonce son premier confinement en mars dernier, les contrôles aux frontières sont réactivés et l’armée est déployée pour surveiller les chemins vicinaux. À Boncourt, les cambriolages s’arrêtent. Puis reprennent de plus belle avec le déconfinement. “Ces bandits sont des Français, des bandes de Belfort, des Gitans, des Lyonnais, mais aussi des gars d’europe de l’est. C’est pour ça qu’ils ont pris un coup avec la fermeture de la frontière”, assure le douanier de l’a16.
Pour autant, la fermeture nocturne ne fait pas l’unanimité. Gilbert Goffinet, garde-forestier depuis plus de 20 ans: “Dès qu’il y a des délits, on dit: ‘Ça vient de l’autre côté!’ Mais fermer la frontière de nuit serait aussi une atteinte à nos libertés. Avec le Covid, on est peut-être moins regardants de ce côté-là, mais quand même.” Il s’est pourtant lui aussi fait voler quelques
“Dire qu’on va fermer une frontière et que ça va tout régler, c’est pas une bonne idée”
Kamal Ahmed, cafetier à Boncourt
vêtements et objets high-tech. Kamal Ahmed, le cafetierpaléontologue, a aussi son avis: “Je suis contre cette idée de dire que les voleurs sont français ou d’autres nationalités. Dire qu’on va fermer une frontière et que ça va tout régler, c’est pas une bonne idée. Les gens deviennent agressifs, un de mes clients chasseurs m’a dit que s’il voyait quelqu’un près de sa porte, il tirerait…” Pour lui, les vols sont “le résultat des politiques en Suisse et en France. Y a moins de boulot, moins d’accompagnement, moins de police”. D’ailleurs, symbole, “pour freiner ces vols, la mairie a mandaté une entreprise privée…” Dans les rues près de l’usine de tabac, on peut en effet voir passer quelques hommes aux vêtements noirs siglés Protectas, du nom de la filiale suisse de l’entreprise de sécurité Securitas. Attablée au Café de France, Leïla est également mal à l’aise avec cette paranoïa: “Dans la bouche de certains, ici, ‘Français’ veut dire plein de choses. Ça veut aussi dire Français venus d’un quartier populaire de Belfort ou d’ailleurs, et qui seraient plus dangereux que les autres, que des Suisses.”
Des mines souriantes cadrées de vert, d’orange, de bleu ou de rose aux quatre coins de Boncourt rappellent que le Jura suisse est en temps d’élections cantonales. Début octobre, Lionel Maître briguait un siège au Parlement jurassien, mais celui qui est électricien à la ville n’a pas été élu. Avant le scrutin, il avait eu le loisir d’expliquer aux médias locaux son projet quant à la frontière. Après le scrutin, l’édile ne voulait plus évoquer le sujet de la sécurité. Journaliste au Quotidien Jurassien, Josué Merçay se questionne: “La campagne électorale l’a peut-être mené au clientélisme, mais je pense qu’il a aussi voulu rassurer ses administrés. Il sait bien qu’on a besoin des Français, ce sont eux qui font le sale boulot. La micromécanique, l’usine de tabac, l’horlogerie, la restauration. Ce ne sont pas les carrières les plus intéressantes.” À Boncourt, le nombre d’employés (1 500) est supérieur à celui de la population (1 230). Les frontaliers viennent y chercher du travail, et des salaires bien plus intéressants qu’en France. Il continue: “De l’autre côté, ils ont connu de nombreux coups durs, avec la perte de plusieurs milliers d’emplois ces cinq dernières années.” En 2016, Alstom a transféré son activité transport de Belfort vers l’alsace, 400 emplois en moins. L’an dernier, General Electric en a supprimé 1 044 dans la zone, avant que la fonderie de Delle ne ferme ses portes, occasionnant seize licenciements économiques. Pour Josué Merçay, les problèmes viennent aussi de l’étiolement de ce tissu industriel: “Il y a une corrélation. Début octobre, à Bure, une commune voisine, la banque a été attaquée à l’explosif, et on sait que les malfrats et leur butin sont partis en direction de la France.” Alors ici, les “Frouzes”, ces Français qui travaillent en Suisse, n’ont pas bonne réputation. Cet été, l’affaire de Porrentruy, voisine de Boncourt, a fait du bruit. La piscine municipale a été interdite aux non-résidents suisses parce que des jeunes gens originaires de Franche-comté venaient régulièrement perturber sa tranquillité. La jeunesse socialiste jurassienne avait alors répondu par une pétition contre ce qui “alimente les divisions et attise les débats nauséabonds”. Mireille, du Lion d’or, demeure optimiste: “De toute façon, on est liés. Moi, j’ai toujours employé des Français. Tout le monde ici à un parent français. La question, c’est comment, tous, on peut valoriser notre région, le Jura? Des deux côtés de la frontière.”