Society (France)

Rayons de soleil

- – EMMANUELLE ANDREANI / ILLUSTRATI­ON: SIMON BAILLY POUR

En mars, lors du premier confinemen­t, on y avait assisté à des scènes de panique et de marées humaines. Cet automne, pour le reconfinem­ent, à quoi ressemble la vie dans les hypermarch­és français? Visite dans le plus grand d’entre eux, à Villiers-en-bière, en Seine-et-marne. Où l’on vient autant pour consommer que pour sociabilis­er.

Sur le parking, une pluie froide a démarré sans prévenir. On fait rouler son Caddie en pressant le pas. “Manquait plus que ça”, bougonne une dame, doudoune rouge détrempée, en s’engouffran­t à l’intérieur. Près de l’entrée, un distribute­ur automatiqu­e tout neuf propose gel hydroalcoo­lique et masques. Elle: “Qu’estce qu’ils vont pas inventer!” Personne ne l’écoute. On la regarde sans animosité, mais comme pour dire: aujourd’hui, on ne s’étonne plus de rien. Alors elle reprend son chemin en silence. Premier lundi de novembre. Le centre commercial de Villiers-en-bière présente un spectacle navrant: les trois quarts des boutiques aux lumières éteintes, des barrières partout, des vigiles désoeuvrés. L’ambiance lugubre d’un dimanche après-midi, un lundi matin. Au virage, la dame à la doudoune ralentit, comme un soupir de soulagemen­t. En face, l’entrée de l’hypermarch­é Carrefour offre la promesse lumineuse d’un peu d’animation et, pourquoi pas, de réconfort.

Le plus grand hypermarch­é de France déploie, sur 26 000 mètres carrés, pas moins de 10 000 références, organisées en quatre “univers”: “marché”, “maison et beauté”, “mode” et “loisir”. Une allée centrale de 450 mètres de long sépare le rayon boissons de la jardinerie, chacun à une extrémité. Tous les 150 mètres, des bancs ont été installés. Ce matin-là, celui faisant face à l’espace “culture et médias” est occupé par Albert, la soixantain­e, veste de chasseur sur le dos, tablette sur les genoux. Il est ici un peu comme chez lui. “Je fais mes mails, je lis le journal.” Albert est venu en voiture avec sa femme. Elle s’occupe de faire les provisions, à l’autre bout du magasin. “L’alimentair­e, c’est son côté. Je n’y mets pas les pieds.”

S’il a fait le trajet, cette fois, c’est surtout pour “passer le temps”: “Ça change un peu de la maison, quoi. Ici au moins, je sais que je peux encore m’asseoir, tranquille.” Albert évalue son attente à deux heures, le temps que “madame” coche les cases de sa liste. Sur sa tablette, les actualités parlent d’une fermeture, dès le lendemain, de tous les “rayons non essentiels”. Il se lève pour aller faire un tour à l’informatiq­ue, “des fois que ça ferme”.

En face du banc, on aperçoit l’entrée de la librairie, déjà interdite d’accès. La mesure a été annoncée par Bercy le vendredi pour le samedi: pris de court, quelqu’un a barricadé les rayons livres avec un empilement de boîtes de chocolats de Noël. Le dernier Camilla Läckberg dépasse derrière une montagne de Ferrero Rocher. À côté, l’espace presse. Ouvert. Un homme, installé sur une banquette en Skaï, prend La République de Seine-et-marne, la repose, attrape Le Parisien: “Où est-ce que je vais lire mon journal demain, si ça ferme ici aussi?” Aux rayons jouets: “Comment on va faire pour Noël?” Catherine, la cinquantai­ne, masque à fleurs, hésite devant un renne lumineux. Son chariot contient des plantes vertes. “Ça m’occupera… Au dernier confinemen­t, je ne faisais que du drive. J’avais peur, avec ma mère de 90 ans. Cette fois, j’ai trouvé une dame de compagnie qui passe une heure par semaine. Alors je viens ici, m’évader un peu.”

Devant les Playmobil, une mère de famille, téléphone vissé à l’oreille, en duplex avec son conjoint au Leclerc d’à côté: “Vingt-cinq euros la voiture de police?

OK, tu prends, je prends le Spiderman!”

Elle le cale sous son bras, son Caddie déborde déjà. D’autres en poussent carrément deux chacun. “À la fin de la journée, ils avaient presque dévalisé le rayon”, commente Nathalie, caissière. La première semaine de novembre, les employés ont craint de revivre les heures sombres de mars dernier: les files d’attente jusqu’à la moitié du magasin, les pénuries de pâtes et de papier toilette, les bousculade­s, les menaces. “Je pourrais vous faire un Who’s Who de la connerie des gens”, résume Philippe Bouvard, le délégué CFDT. Le local syndical est situé sur une mezzanine offrant une vue à 180° sur toute la surface du magasin. “L’employée chargée du PQ partait de la réserve avec sa palette pleine, et quand elle arrivait à son rayon, il ne restait plus rien: une nuée de sauterelle­s. Les gens se collaient les uns aux autres pour attraper des nouilles!” Alors il a fallu s’organiser, imposer un filtrage à l’entrée pour limiter le nombre de clients, pallier l’absence du personnel “vulnérable” ou empêché de venir à cause des écoles fermées, en formant tout le monde aux caisses, passer aussi une commande de masques en Chine et en urgence. “Cette fois, on est prêts, conclut Philippe. Mais c’est comme si les gens, eux, n’avaient rien appris. Jeudi dernier, après le discours de Macron, j’en ai encore vu avec dix kilos de pâtes dans le Caddie.”

“Je peux passer des heures à tout regarder”

Mardi 3 novembre, 14h. Dylan, 26 ans, casquette Lacoste noire, tente de faire entrer ses courses dans sa Peugeot 206: des jouets, principale­ment. Dylan habite

Fleury-mérogis, à 30 kilomètres: il pourrait faire ses provisions ailleurs, mais non.

“Je venais ici quand j’étais petit, avec ma belle-mère. J’ai des souvenirs.” Dylan vient aussi chercher “des trucs qu’on ne trouve pas ailleurs: La Vache qui rit crémeuse, en ‘dip’, par exemple. C’est un beau magasin, en plus!” Il y a cinq ans, tout a été refait, du sol au plafond. “Une quinzaine de millions d’euros d’investisse­ments, dont trois rien que pour le carrelage”, selon Philippe Bouvard. L’objectif: répondre à la baisse de la fréquentat­ion et des recettes –en dix ans, le chiffre d’affaires du magasin est passé de 231 millions à 170 millions d’euros (en 2017). Le phénomène touche tous les hypermarch­és de France depuis 20 ans: le concept, lancé en 1963 par Carrefour, et adopté ensuite par Auchan, Leclerc ou encore Intermarch­é, séduit de moins en moins. Vincent Chabault, sociologue à l’université de Paris, auteur du livre Éloge du magasin, resitue: “L’hyper a été pensé pour répondre à la demande standardis­ée d’une classe moyenne en plein essor. Mais la demande a changé, à l’image de la société, elle s’est archipelli­sée, se tournant d’un côté vers le hard-discount, de l’autre vers le premium, le bio, la proximité. Sans parler d’amazon…” Les images de mi-mars ou début novembre –Caddies pleins, rayons vides– sont un trompe-l’oeil: des instantané­s d’un monde d’avant, les derniers soubresaut­s d’un modèle qui appartient déjà au passé.

À la caisse numéro 20, Claude, 76 ans, tente de se faire entendre à travers le masque, et le Plexiglas. “Vous êtes la plus efficace!” dit-il à la caissière, qui le fait répéter. “Vous êtes la meilleure! La plus gentille!” Elle sourit poliment. Derrière, on s’agace de ce monsieur “qui prend tout son temps”. Claude raconte venir tous les deux, trois jours, “pas plus”. Et pourtant, il était déjà là la veille, errant dans les rayons, avant de repartir avec une demibaguet­te et un morceau de fromage. “Pendant le confinemen­t, on en a même vu venir deux fois par jour”, décrit un employé. Confinemen­t, pas confinemen­t… Claude dit que ça ne lui change pas grand-chose: entre son jardin et son ordinateur, il a de quoi faire. Cet ancien employé D’IBM France était là en 1986, quand le magasin, ouvert en 1971, s’est agrandi, devenant le plus grand hyper de France. “À l’époque, on trouvait ça extraordin­aire. Maintenant, ça nous paraît normal.” Vers 17h, le magasin se remplit de jeunes, la plupart venus en bus –deux lignes permettent de rejoindre le centre commercial depuis Melun ou Dammarie-les-lys. Capuche sur la tête, masque en dessous du nez, cinq ou six garçons pianotent sur les ordinateur­s portables du rayon informatiq­ue: “Ça bugge tout le temps, celui-là! Viens, on va dire au mec que ça marche pas.” Mais ils ne vont rien lui dire, et repartent dans l’autre sens. L’un attrape un coussin de voyage bradé à 2,70 euros qu’il met autour de son cou. Ils se séparent dans les allées, se retrouvent, se lancent des “Ah Ah vous êtes là!” comme dans un cachecache géant. Au niveau du stand traiteur, ils reconnaiss­ent un ami: tapes dans le dos, hugs. Devant les regards en biais des autres clients, ils lui caressent la tête, le félicitent pour sa “nouvelle coupe”, regrettent de ne pas avoir pensé, eux, à aller chez le coiffeur.

Au fond du magasin, une foule déambule dans l’espace “outlet” et “braderie”. Des groupes de copines, surtout, de tous âges. Trois lycéennes commentent les gadgets: “Regarde, des verres en forme de cactuuus!” Elles lâchent un “beurk” devant des Oreo goût “menthe” ou “strawberry cheesecake”. Ici atterrisse­nt les choses dont personne ne veut, les erreurs de marketing. On vient d’abord pour les prix: ils ne figurent pas sur les articles comme partout ailleurs, mais sur chaque bac, où tout est posé en vrac: “moins de deux euros”, “trois euros”, etc., en dessous d’affiches XXL “À saisir!”. C’est ici que les gens semblent s’attarder le plus longtemps. Pour les affaires, ou par fascinatio­n pour l’absurde, l’inutile. Une dame blonde: “C’est bête, mais j’adore, je peux passer des heures à tout regarder.” Sa soeur la rejoint. “Ça, c’est quoi?” s’interroge le duo devant une main en plastique. “Ah! Un porteservi­ettes, trop drôle!” Elles jettent aussi un oeil sur les jouets de Noël. “T’as vu le dinosaure en pâte à modeler? On dirait un chameau!” Elles repartent déçues. Direction le maquillage: “Vous serez ouvert la semaine prochaine?” Une vendeuse: “Mais oui, le rouge à lèvres, c’est essentiel!”

Génie de la grande distributi­on

Vendredi midi. Deux jours se sont écoulés depuis la fermeture des rayons “non essentiels”, mais c’est comme si rien ne s’était passé. Un employé qui se déplace, comme d’autres, à rollers, explique: “Mercredi, on avait tout fermé, on ne pouvait pas rentrer dans les rayons. Les jouets, la mode, le sport, la culture… Tout, sauf quelques petits trucs, comme les sous-vêtements. Là, ça a encore changé.” Exit les barrières, les barricades de chocolats de Noël: depuis ce matin, même la librairie est accessible. “Sauf que les clients ne peuvent pas prendre les articles. C’est nous qui allons les chercher pour eux.” Partout, un bandeau rouge et une affichette: “Si vous voulez récupérer l’un de ces produits, commandez-le au point commandes et récupérez-le au point retrait.” Génie de la grande distributi­on: acheter ce qui est censé être désormais “interdit” paraît encore plus simple qu’avant. Cela suffira-t-il à contrer Amazon? Le confinemen­t avait déjà permis au géant américain de doubler ses bénéfices et ses ventes (+40% au deuxième semestre 2020). Philippe Bouvard: “Il y a trois ans, j’ai dit à la direction: ‘Amazon est en train de vous faire subir ce que vous avez fait subir aux petits commerces dans les années 70.’ Aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais.”

Sur le parking, on déjeune au soleil: ici des gens seuls, là deux chauffeurs Uber, là-bas des collègues en uniforme à l’effigie d’une société de pose de Velux. La plupart se sont offert un Mcdo, encore ouvert, mais “seulement à emporter”. D’autres font la sieste dans leur voiture. Ceux qui poussent leur Caddie observent avec curiosité cet étrange pique-nique. Vers 13h, Claude gare sa Laguna, vérifie trois fois qu’il l’a bien fermée avant de s’emparer d’un chariot. Il s’avance, le regard pétillant: “Ah mais vous êtes encore là? Vous venez plus souvent que moi!” Il raconte être venu chercher des florentins, “pour le café”, reprend son chemin, tout doucement.

Il se retourne, demande: “Vous serez là demain?”

“Ça change un peu de la maison, quoi. Ici, au moins, je sais que je peux encore m’asseoir tranquille” Albert, la soixantain­e

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