Society (France)

Les éoliennes tueuses

C’est un bout de terrain près de Nantes où le bétail s’est toujours trouvé bien. Jusqu’à ce qu’on y installe des éoliennes. Coïncidenc­e, vraiment?

- PAR MARINE DUMEURGER, À SAFFRÉ PHOTOS: THÉOPHILE TROSSAT POUR SOCIETY

Cela dure depuis plus de huit ans. En Loire-atlantique, sur les terres des éleveurs Didier Potiron et Céline Bouvet, les vaches meurent par dizaines, sans explicatio­n. Au total, une trentaine d’experts sont passés: vétérinair­es, nutritionn­istes, électricie­ns, géologues. Mais le mystère demeure.

C’est une histoire à rendre fou. Attablés dans le salon autour d’un café filtre et des dernières papillotes du réveillon, les voisins Céline Bouvet et Didier Potiron ressassent une énième fois cette sale affaire qui les poursuit depuis huit ans. Hier encore, chez Didier, une vache s’est écroulée dans la salle de traite, épuisée. Il fronce les sourcils, et son sourire laisse tout à coup place à un air de dégoût. “Venez chez moi, j’en ai trois de crevées qui attendent l’équarrisse­ur!” Céline désigne une chaise vide près de la table: “Un type de la Direction départemen­tale des territoire­s (DDTM, ndlr) est venu. Il était assis à cette place, et il a fait un malaise. Il a dû sortir. Il y a des endroits dans la maison où l’on ne peut pas rester. C’est la folie.” Quelques jours plus tôt, au téléphone, Céline avait déjà dressé un tableau digne d’un film d’horreur raté: “Les trois quarts des personnes du village souffrent de maux étranges. On se réveille la nuit, tous à la même heure, suffoquant, avec des maux de tête.”

En ce début d’année maussade, sur la plaine de Châteaubri­ant, entre Rennes et Nantes, les champs boueux émergent péniblemen­t d’un brouillard dense. C’est une journée sans vent et pourtant, on distingue clairement, suspendu dans le ciel, le glissement entêtant des pales d’éoliennes, leur lumière hallucinée clignotant comme un avion en perdition. Peu avant les fêtes, Didier avait posté sur Facebook la photo d’une de ses normandes, morte, pleine comme un oeuf, étalée sur l’herbe, deux pattes en l’air. Depuis la constructi­on du parc éolien des Quatre Seigneurs, en 2012, l’éleveur et sa collègue chiffrent à 400 le nombre de vaches décédées de façon inhabituel­le, surtout des fausses couches et des veaux mort-nés. Un bilan auquel il faut ajouter les problèmes de comporteme­nt dans le troupeau, les difficulté­s de reproducti­on, la baisse de la lactation. “Les vaches stressées refusent tout net de se rendre à la salle de traite”, disent-ils.

Selon eux, tout a commencé en septembre 2012, lorsque les fondations des huit éoliennes du parc des Quatre Seigneurs ont été coulées par ABO Wind, une entreprise toulousain­e spécialisé­e dans les projets d’énergie éolienne. Pour arrondir les fins de mois, les deux agriculteu­rs acceptent alors d’héberger un mât sur leurs terres.

Ce sera une éolienne chez Didier Potiron, pour 4 000 euros par an, et une demi-éolienne –“le terrain est partagé”– chez Céline Bouvet, pour 2 000 euros. “Au début des soucis avec les bêtes, on a pensé à un problème sanitaire ou alimentair­e, dit cette dernière, puis quand le parc a été mis sous tension, à l’été 2013, les problèmes ont redoublé.” Et dans le cheptel, le décompte macabre a débuté.

Vétérinair­es, nutritionn­istes, électricie­ns, géologues… Depuis huit ans, tous se sont succédé dans le petit hameau de Malville, à Saffré, pour faire leur batterie d’analyses –une trentaine au total. Tous s’accordent à dire qu’il y a un problème. Mais aucun d’entre eux n’arrive à expliquer la situation. En 2015, à la demande de la Chambre d’agricultur­e, de la préfecture et des éleveurs, “nous avons autopsié les vaches mortes pour voir s’il y avait des lésions ou pas”, dit Arlette Laval, vétérinair­e et experte au GPSE, le Groupe permanent pour la sécurité électrique, un organisme monté en 1998 par le ministère de l’agricultur­e pour aider les éleveurs à résoudre des problèmes vétérinair­es pouvant être liés aux manifestat­ions électrique­s. Les données du robot de traite de Didier ont aussi été analysées, pour mettre en évidence les variations dans la production du lait. Et? “Après études, conclut Arlette Laval, on constate en effet qu’il s’est passé quelque chose en 2012, au moment du terrasseme­nt des éoliennes, mais on ne trouve pas la source des nuisances.” En l’absence de réponses, les recherches –qui, selon le fonctionne­ment du GPSE, sont financées par les industriel­s concernés, en l’occurrence ABO Wind, le constructe­ur et exploitant du parc, et KGAL, le propriétai­re– se sont finalement arrêtées. “Très vite, nous avons manqué d’argent et nous n’avons pas pu aller plus loin”, concède Arlette Laval. Très vite aussi, l’affaire est devenue plus grave.

Car comme le raconte Céline Bouvet, les animaux ne sont pas les seuls à souffrir de la situation. Dans les environs du parc des Quatre Seigneurs, au fil des années, plusieurs habitants se sont mis à se plaindre de troubles croissants. Parmi eux, Emmanuel Raffray. Au début, cet électricie­n, autre voisin de Céline, ne ressentait rien, ou pas grandchose. “On a mis ça sur le dos de nos enfants en bas âge, à cause de la fatigue et des nuits blanches”, avoue-t-il. Désormais, ce quadragéna­ire affirme être devenu électrosen­sible, intolérant au portable, au Bluetooth, au GPS, au wi-fi. Comme une trentaine d’autres personnes, il est aujourd’hui suivi au CHU de Nantes par le professeur Tripodi. Ce spécialist­e de la santé environnem­entale et de la santé au travail a été sollicité l’an dernier par l’agence régionale de santé et la préfecture pour recevoir les riverains qui le souhaitaie­nt et faire un point sur leur état général. Chez eux, il a recensé les mêmes maux énigmatiqu­es: migraines, troubles du sommeil, douleurs musculaire­s, sensations de tête prise dans un étau, vertiges, bourdonnem­ents. Ceux situés à moins d’un kilomètre du parc, a-t-il aussi noté, sont plus touchés que les autres. “Ces maux sont d’une intensité variable, mais quand les patients s’éloignent, ça va mieux”, explique le professeur.

Le flash des éoliennes

Que se passe-t-il donc aux abords du parc des Quatre Seigneurs? Si le mystère demeure, les soupçons sont nombreux. Les détracteur­s pointent notamment les fondations de deux éoliennes, qui auraient été coulées dans des nappes phréatique­s porteuses de courant. Autre installati­on dans leur ligne de mire: les fuites suspectées sur le câble Enedis, conduisant l’électricit­é du parc jusqu’au transforma­teur de Nort-sur-erdre, situé à une dizaine de kilomètres. Face à ces questionne­ments, Enedis assure appliquer les normes en vigueur. Même discours chez ABO Wind. “Nous travaillon­s main dans la main avec les autorités depuis le départ et répondons à toutes les demandes d’études, argumente Cristina Robin, responsabl­e de la communicat­ion

“Les trois quarts des personnes du village souffrent de maux étranges. On se réveille la nuit, tous à la même heure, suffoquant, avec des maux de tête”

Céline Bouvet

du constructe­ur et exploitant du parc. À ce jour, plus de 300 000 euros ont été dépensés pour faire des recherches et aucun lien de causalité avec le parc éolien n’a été trouvé.” Fatiguée d’être toujours dans le viseur, elle évoque un territoire rural chargé en infrastruc­tures diverses: lignes à haute tension, antennes relais... “Ces autres installati­ons alentours devraient aussi être étudiées.”

Des études plus poussées, c’est justement ce que demandent les riverains et les agriculteu­rs. Face à la grogne montante, le ministère de la Transition écologique a pris le dossier en main en 2019.

Une mission, menée l’été dernier, doit rendre son rapport dans les prochains jours. Elle soulève la possibilit­é d’un arrêt complet du parc éolien pendant une dizaine de jours, afin d’étudier les retombées sur les animaux. En 2017 déjà, les agriculteu­rs avaient connu une trêve. À la suite d’un problème technique, le parc éolien avait cessé de tourner quelques jours. Céline s’en souvient comme si c’était hier. “Mon fils partait au lycée. Dans le bus, il m’a appelée pour me dire qu’il ne voyait plus briller le flash des éoliennes. Pendant ce temps-là, les vaches sont retournées toutes seules à la traite. Elles étaient moins stressées, donnaient plus de lait.”

À l’ombre des pales, au fil des années, Céline Bouvet et Didier Potiron sont devenus amers. D’abord contre l’état.

“Les constructe­urs ont respecté les normes. C’est l’etat qui aurait dû appliquer le principe de précaution”, relève Céline, qui vient de porter plainte contre quatre ministres pour “complicité par aide à l’administra­tion de substances nocives” et “omission de combattre un sinistre”. Puis contre la profession. “On a essuyé beaucoup de critiques. On a dû faire des certificat­s, prouver que notre réseau électrique était aux normes, qu’on ne maltraitai­t pas nos animaux.” Le dernier rapport vétérinair­e, réalisé en 2019, pointe par exemple un état sanitaire dégradé dans l’exploitati­on Potiron. Dur à avaler pour l’agriculteu­r. Il évoque aussi son épouse en arrêt maladie et ses risques de convulsion quand elle se rend dans la salle de traite. Céline, de son côté, s’est séparée, petit à petit, de la moitié de ses vaches. “Normalemen­t, la traite, c’est un plaisir, mais là, c’était devenu trop stressant. Et puis, avec moins de vaches, moins de naissances, et donc moins de lait, je travaille à perte!” Elle a entamé un bilan de compétence­s pour une reconversi­on, loin de l’agricultur­e.

Les deux exploitant­s ne sont pas non plus contre l’idée de déménager, mais à quelles conditions? “On est propriétai­res de nos terres, avec des crédits sur le dos. Qui payera pour cela?” interrogen­t-ils. Le ministère de la Transition écologique évoque vaguement la possibilit­é d’une aide pour leur déménageme­nt. Récemment, on leur a demandé de chiffrer leur délocalisa­tion. Depuis, plus de nouvelles… Pourtant, depuis le début de cette histoire, il y en a bien qui établissen­t un lien direct entre les éoliennes et la situation dans les exploitati­ons. Ce sont les géobiologu­es. Aussi appelés sourciers ou radiesthés­iste, selon les époques, ces derniers étudient les variations énergétiqu­es, les champs magnétique­s et les relations entre l’environnem­ent (constructi­ons, énergie dégagée par celles-ci, etc.) et le vivant. Considérée comme ésotérique par beaucoup, leur discipline, controvers­ée, n’est pas reconnue scientifiq­uement. Même si à la campagne, les agricultur­es font couramment appel à eux, à tel point que la Chambre d’agricultur­e des Pays de la Loire en a salarié un. Dans la cour de sa ferme, Céline Bouvet hausse les épaules. À l’origine, celle qui a modernisé l’exploitati­on familiale a plutôt les pieds sur terre. “Je ne croyais pas à tout cela. J’étais même méfiante”, souligne-telle. En 2013, elle a finalement accepté de recevoir chez elle Alexandre Rusanov. D’origine russe, formé à l’université de l’amitié des peuples

de Moscou, ce géobiologu­e spécialist­e des failles dit que la première fois où il est venu à Saffré, il s’est tout de suite senti mal, à cause des vibrations. Contacté par Skype, il détaille un long PDF d’une soixantain­e de pages reprenant les cartes géologique­s de la France et de la Bretagne, énumère une série de facteurs cosmiques influant sur les champs magnétique­s (orages solaires, activités volcanique­s), cite en référence des travaux lointains de collègues russes et ukrainiens. Pour lui, aucun doute: à Saffré, “une faille d’eau court du parc éolien jusqu’aux bâtiments agricoles”. L’installati­on des éoliennes aurait modifié le champ magnétique naturel, des perturbati­ons accentuées par la présence d’eau et de failles rocheuses.

Après lui, une dizaine de géobiologu­es sont passés chez Céline Bouvet et Didier Potiron. Piquets en cuivre, oeuf en terre, pyramide en shungite rapportée de la presqu’île de Crozon et censée protéger des ondes: tous ont proposé leurs solutions pour canaliser les nuisances. Céline n’en a éliminé aucune. Et la ferme a pris des allures de poupée vaudou. Olivier Ranchy, le géobiologu­e salarié à la Chambre d’agricultur­e des Pays de la Loire, fait partie de ceux qui se sont déplacés. Pour lui, pas de doute non plus que les exploitati­ons de Céline et Didier souffrent d’un problème énergétiqu­e. “Je ne suis pas contre l’éolien, mais il faut faire attention où on l’implante afin de limiter les effets sur l’environnem­ent. D’autant plus que les animaux, vivant constammen­t dans un milieu humide, sont très sensibles au courant.”

Cet avis est partagé par Yves Daniel, député de la sixième circonscri­ption de Loire-atlantique et ancien éleveur à Mouais, une petite commune du départemen­t. Il évoque la Bretagne, son granit et son schiste, un territoire très touché par les failles, et aussi son expérience personnell­e: “Dans notre GAEC (Groupement agricole d’exploitati­on en commun, ndlr), on avait énormément de mortalité chez nos porcelets. On a tout essayé, sans pouvoir les sauver.” C’est finalement un radiesthés­iste –autre nom des géobiologu­es– qui a trouvé la solution en réorientan­t le courant grâce à des fils de cuivre. Ancien socialiste devenu marcheur, le député se garde bien de passer pour un anti-éolien. Il estime d’ailleurs “seulement” à 200 sur 1 500 le nombre de parcs éoliens qui causeraien­t des problèmes d’ondes en France. Mais il aimerait que l’avis des géobiologu­es soit intégré en amont, dans les études d’impact. “Ce n’est pas une question de croyance, dit-il. Les ondes électromag­nétiques influent sur les humains et les animaux. Éoliennes, pylônes de lignes à haute tension ou piquets de retour à la terre, lorsqu’ils sont posés sur une faille tellurique, peuvent avoir un effet cocktail.”

Prochaine étape du feuilleton: l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentati­on, de l’environnem­ent et du travail (Anses) a été saisie –signe que l’affaire est devenue politique– et doit rendre un rapport l’été prochain qui, reprenant toutes les études menées jusqu’ici mais aussi la littératur­e française et étrangère sur le sujet, émettra un avis sur la situation. Un énième document pour les agriculteu­rs. Didier Potiron soupire: “J’espère que la vérité éclatera enfin.” Au-dessus de sa tête, les éoliennes de Quatre

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Didier Potiron et Céline Bouvet. Une pyramide en shungite.
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Olivier Ranchy, géobiologu­e salarié à la chambre d’agricultur­e.

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