Les négociatrices
À la table des négociations qui sont censées ramener la paix en Afghanistan et qui réunissent actuellement une délégation de talibans et une autre issue du gouvernement, elles sont quatre. Quatre femmes bien décidées à ce que l’avenir de leur pays ne soit pas écrit uniquement par les hommes, pour les hommes.
Depuis cinq mois, l’avenir de l’afghanistan se joue à Doha, au Qatar. Afin de préparer le départ annoncé des troupes américaines et tenter de mettre fin à plus de 20 ans de guerre civile, des délégués talibans discutent chaque jour avec une délégation constituée par le gouvernement. Parmi les participants, quatre femmes, bien décidées à faire comprendre que l’avenir du pays ne se jouera pas sans les Afghanes.
Le dimanche 17 janvier à l’aube, dans le quartier de Taimani, à Kaboul, des hommes sont passés à moto à toute vitesse, armes à la main. Masqués, ils ont tiré sur une voiture de la Cour suprême, tuant deux femmes juges, avant de disparaître d’un coup d’accélérateur au bout des grandes artères de ce quartier connu pour ses salles de mariage. En quelques secondes, il ne restait plus que du verre brisé et du sang sur le trottoir. La nouvelle a d’abord fait le tour du pays, puis elle a atteint le Qatar. Habiba Sarabi venait de placer son voile autour de son visage rond et ses lunettes ovales sur son nez. Elle a soupiré. L’espoir d’une journée fructueuse venait de disparaître avant même l’heure du petit déjeuner. La politicienne afghane de 65 ans a pourtant dû ravaler sa colère, comme les 20 autres membres de la délégation envoyée à Doha par le gouvernement afghan, constituée également d’anciens hauts fonctionnaires et de personnalités de la société civile. Il a fallu, pour tous, se rendre, comme tous les jours ou presque depuis septembre, à la table des négociations, s’asseoir en face des 21 hommes qui composent la délégation talibane. Et reprendre la conversation.
Après une pause en fin d’année dernière, les deux délégations se sont retrouvées début janvier à Doha pour un “second round”. Le premier avait débuté le 12 septembre 2020 et duré trois mois.
À 2 000 kilomètres de Kaboul, ces deux groupes que tout oppose sont censés se parler dans une bulle hermétique à la violence qui ravage leur pays depuis 30 ans,
à la corruption du gouvernement que personne ne nie et à leur histoire commune, parsemée de fausses promesses et de négociations avortées. Parmi les participants, quatre femmes. Habiba Sarabi, Fatima Gailani, Sharifa Zurmati et Fawzia Koofi viennent toutes d’horizons différents mais ont toutes des comptes à régler avec les talibans, qui ont dirigé une majorité du pays de 1996 à 2001. Et avec les soviétiques des années 80, voire aussi avec leurs ennemis, les résistants moudjahidines. Et enfin, avec ces Américains débarqués après le 11-Septembre. En somme, avec tous ces gens qui empêchent leur pays de vivre en paix depuis si longtemps.
Fatima Gailani avait 24 ans quand l’afghanistan qu’elle avait toujours connu, celui des femmes découvertes qui prenaient des cafés avec des amis dans des rues arborées, qui avait permis aux femmes de voter dès 1964 et comptait des femmes ministres, a plongé dans la guerre. On est alors en 1979. Débarqués pour accompagner le coup d’état communiste, les Soviétiques font face à un mouvement de résistance, celui des moudjahidines, soutenu notamment par les États-unis et le Pakistan. Cette guerre plonge le pays dans le chaos. “J’étais étudiante à Téhéran. J’étais très inquiète pour mon père et mon frère, qui faisaient partie des moudjahidines. Du côté de ma mère, 27 personnes ont été exécutées en une journée.” Quelques mois plus tard, avec leur fille de 8 mois sous le bras, Fatima et son mari rejoignent l’angleterre, où ils retrouvent leurs familles. À Londres, Fatima envisage de continuer ses études mais son père, responsable du Front islamique national d’afghanistan, la ramène à son destin. “J’étais prise à Cambridge pour faire un doctorat, mais mon père m’a dit: ‘J’ai besoin de toi en politique.’ Je ne comprenais pas, j’étudiais la littérature!” Il lui explique que l’époque vient d’ouvrir une porte aux femmes en politique, et qu’il faut donner l’exemple avant que celle-ci ne se referme. Cet exemple doit être sa propre fille. “Je suis désolé, je dois mettre ton pied dans la porte, même si ça risque de le casser”, lui dit-il. Alors Fatima s’engage, elle tient des conférences, aide les réfugiés, donne des interviews sur la situation afghane.
Si la famille Gailani, très privilégiée, trouve refuge en Europe, beaucoup d’afghans fuient plutôt vers le Pakistan. C’est là que va naître le mouvement taliban, pensé par des Afghans pachtounes dans des séminaires religieux inspirés en partie du wahhabisme d’arabie saoudite, qui les finance souvent. Dix ans plus tard, en 1989, quand les troupes soviétiques se retirent, les talibans sont de retour au pays pour y faire connaître leurs valeurs et répandre leurs promesses: celles d’un pays islamique sécuritaire, sans corruption, sans guerre. En 1996, ils renversent le président et prennent Kaboul ; bientôt, ils dirigent 90% du pays. Fatima Gailani a alors 40 ans.
“J’ai décidé de reprendre des études en droit islamique. Les talibans n’arrêtaient pas de dire ‘ça, c’est haram ; ça, c’est pas haram’, j’avais besoin d’apprendre ma religion par moi-même pour pouvoir leur dire qu’ils avaient tort.” Trop tard: les talibans ont déjà révoqué les droits acquis par les femmes. Elles doivent désormais porter la burqa, ne sont plus autorisées à travailler ni à aller à l’école. Elles ne peuvent plus sortir sans être accompagnées d’un homme de leur famille, n’ont plus le droit de parler en public. Dans les journaux ou à la télévision, elles disparaissent. Les fenêtres des habitations doivent être couvertes pour ne pas qu’elles soient visibles depuis la rue. Pour la moindre offense, les punitions et les exécutions publiques reprennent.
“Commencer une nouvelle vie”
Habiba Sarabi refuse de vivre dans un tel pays. “Il était hors de question que ma fille n’ait pas d’éducation”, dit-elle. En 1996, elle fuit avec ses deux enfants au Pakistan, laissant son mari derrière elle. De l’autre côté des montagnes, la jeune femme de 40 ans –qui travaillait jusque-là dans la santé– organise un réseau d’écoles clandestines dans plusieurs villes d’afghanistan et, cachée sous sa burqa, fait des allers-retours secrets au pays. Sharifa Zurmati, qui n’a que 30 ans à l’époque, gère l’une de ces écoles underground, dans la province de Paktiya, au sud-est de l’afghanistan. Avant l’arrivée des talibans, elle était journaliste pour l’afghanistan National Television. Fawzia Koofi, enfin, la quatrième femme présente aux négociations de Doha, n’a pas non plus de raison de garder de bons souvenirs des dernières décennies: 1979 lui avait déjà pris son père, assassiné par les moudjahidines car fonctionnaire du gouvernement ; 1996 lui prendra son mari, emprisonné par les talibans, et ses études de médecine, qu’elle devra abandonner. Parce qu’elle porte souvent du vernis, on la menace de lapidation.
Le 11 septembre 2001 marque à la fois l’apogée du pouvoir des talibans et leur imminente chute. Le régime refusant de livrer Ben Laden, installé en Afghanistan depuis 1996, l’armée américaine lance les premières opérations militaires en octobre. En moins de deux mois, le régime tombe. Après 22 ans d’exil, Fatima Gailani rentre chez elle. “Je n’oublierai jamais. Il faisait froid. L’afghanistan ne ressemblait plus en rien à ce que j’avais connu. Kaboul était dévastée.” Habiba Sarabi quitte également le camp de réfugiés dans lequel elle vivait au Pakistan et revient à Kaboul, “en essayant de commencer une nouvelle vie”. En 2002, le gouvernement de transition la nomme ministre des Affaires féminines, puis en 2005, elle devient la première femme gouverneure du pays. Malgré l’instabilité, elle insiste pour préparer sa province de Bamyan à devenir un jour un centre touristique et s’intéresse également à l’écologie. La même année, Sharifa Zurmati et Fawzia Koofi, aux côtés de 68 autres femmes, sont élues députées. Koofi envisagera même de se présenter à l’élection présidentielle en 2014, pour défendre les droits des femmes. Pendant ce temps, Fatima Gailani participe à la rédaction de la nouvelle Constitution et fait le tour du pays.
“Les Afghans doivent décider pour eux-mêmes. Quand il y a 100 ans, en 1921, le roi a donné l’égalité aux femmes, il n’y avait pas d’étrangers chez nous. C’était une impulsion afghane. Personne d’autre que nous ne peut décider de notre futur” Fatima Gailani, directrice du Croissant-rouge en Afghanistan
“On faisait des consultations partout, même loin, à la campagne. À l’époque, on n’avait même pas de gardes du corps. On allait parler aux gens et ils nous racontaient leurs attentes.” En 2004, Fatima devient directrice du Croissant-rouge en Afghanistan. Une façon de ne jamais vraiment entrer en politique. “J’ai vu la politique de près et cette obsession du ‘moi, moi, moi’, ça m’en a dégoûtée.” Si elle devait dater son renoncement, Gailani parlerait sûrement des accords de Bonn, qui actent la défaite des talibans en 2001, et auxquels elle est invitée. Si plusieurs factions afghanes sont présentes, les talibans, eux, sont exclus des accords. “J’étais heureuse qu’ils aient perdu la guerre, mais comment signer un accord et reconstruire un pays sans que toutes les parties de ce pays y participent?” interroget-elle. Quelques années après Bonn, les violences reprendront.
“Les talibans sont aussi des Afghans”
Le 14 août 2020, un mois avant l’ouverture des négociations à Doha, plusieurs hommes armés tirent sur Fawzia Koofi alors qu’elle descend de voiture avec sa soeur, sur la route qui relie Parwan à Kaboul. Depuis 2006, les talibans ont repris peu à peu du pouvoir, jusqu’à contrôler les deux tiers du pays. Selon Victoria Fontan, professeure à l’american University of Afghanistan, les raisons qui ont permis ce retour sont multiples: “Les promesses non tenues de la coalition internationale, la violence perpétuée par les troupes étrangères, la corruption du gouvernement.” Financés par l’argent de l’opium et des mines qu’ils contrôlent dans les campagnes, le racket et les dons d’organisations étrangères, les talibans disposent en outre de ressources nécessaires pour semer la terreur et multiplier les attaques. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois, ce 14 août 2020, que l’on essaie de tuer Fawzia Koofi. En 2010, les talibans avaient déjà fusillé son convoi. Il en faudrait pourtant plus pour la décourager: à sa naissance, ses parents l’avaient abandonnée au soleil, la laissant pour morte, car ils étaient déçus d’avoir eu une fille.
Quand elle arrive à Doha un mois plus tard pour faire face aux hommes qui l’ont voulue morte, Fawzia Koofi a toujours le bras dans le plâtre. Sur place, d’autres difficultés l’attendent. À peine entamées, les négociations se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus significatif étant que ce
“sommet” a été imposé à une partie des participants. Ce sont en effet les Américains qui, en février 2020, ont conclu, seuls avec les talibans, un accord qui dicte leur retrait progressif du territoire, censé être effectif au printemps 2021, en échange de l’ouverture de ces négociations de paix intra-afghane, entre autres conditions (dont certaines sont restées confidentielles). Par exemple, celle de la libération de
5 000 prisonniers talibans. À Doha, les talibans exigent que l’accord signé avec les Américains devienne la base des négociations. Un cadre difficile à avaler pour la délégation afghane. “Il faut que les talibans réalisent que le pays est entre les mains des Afghans, plus des Américains”, prévient Fatima Gailani. Bien sûr, d’autres désaccords font vite surface. Les deux délégations passent notamment plusieurs semaines à essayer de s’entendre sur quelle loi islamique doit régir les conversations –ce qui laisse entrevoir l’ampleur du débat religieux. “Ils sont incapables de dire clairement ce qu’ils veulent comme système islamique, s’irrite Habiba Sarabi. Notre pays s’appelle la République islamique d’afghanistan, nous avons une Constitution qui dit que l’islam doit être respecté, et pourtant ils réclament encore un pays islamique. Mais que veulent-ils de plus?”
La question de l’interprétation de cette loi revient notamment à décider d’exclure ou pas un certain nombre de minorités afghanes: les talibans voudraient imposer leur version du sunnisme alors que 20% des Afghans sont chiites, comme Sarabi, qui est née dans une région hazara (peuple parlant un dialecte proche du persan). Mais la grande question des négociations est d’abord celle de la violence: les talibans accepteront-ils un cessez-le-feu? Pour l’heure, les discussions à Doha n’ont rien arrêté du drame afghan. Le 2 novembre dernier, notamment, 35 personnes – dont trois terroristes– périssaient dans une fusillade à l’université de Kaboul.
“Un moyen pour les talibans de maintenir la pression”, analyse Victoria Fontan. Pour Fatima Gailani, pourtant, sans cessez-lefeu, pas de négociations. “On essaie très, très fort de leur faire accepter cela. C’est important pour tout le monde. Eux, ils veulent pouvoir dire qu’ils ont fait libérer leurs pères et leurs frères emprisonnés, et nous, on veut pouvoir dire que l’on a fait cesser les meurtres d’innocents.”
Dans les faits, le rapport de force entre les deux parties est suspendu à ce qui se passe aux États-unis. Alors que l’accord conclu avec l’administration Trump donnait jusqu’ici l’avantage aux talibans –“Ils savaient que cette administration n’avait qu’une envie: partir d’afghanistan”, dit Fontan–, l’arrivée de Joe Biden pourrait rebattre les cartes. Jake Sullivan, le nouveau conseiller à la sécurité nationale de la Maison-blanche, a en effet signifié le 22 janvier “l’intention des États-unis de réexaminer l’accord de février 2020 entre les États-unis et les talibans, et notamment d’évaluer si les talibans respectent leurs engagements de couper tout lien avec les groupes terroristes et de réduire la violence en Afghanistan”, selon sa porte-parole, Emily Horne.
Une certitude: les négociations seront longues. Pour Habiba Sarabi, “on arrive à peine au plat de résistance”. “C’est délicat car on ne doit surtout pas négocier dans la précipitation, mais on n’a pas de temps à perdre non plus”, pose Gailani. Pour elle, le vrai défi consiste à se concentrer sur ce qui réunit les deux camps. “On a deux choses en commun, dit-elle: la religion et l’afghanistan. Les talibans sont aussi des Afghans, ils veulent vivre en Afghanistan, et nous aussi. Mon plus grand souhait, c’est que l’on devienne une seule nation.” Mais pour cela, l’afghanistan doit tenir sur ses deux jambes, seul. “Ça fait très longtemps que je le répète: les Afghans doivent décider pour euxmêmes. Quand il y a 100 ans, en 1921, le roi a donné l’égalité aux femmes, il n’y avait pas d’étrangers chez nous. C’était une impulsion afghane. Personne d’autre que nous ne peut décider de notre futur.” Et que veulent les Afghans aujourd’hui? Sur le plan des droits des femmes, d’après un sondage de l’organisation The Asia Foundation de 2019, 76% d’entre eux souhaitent que les femmes puissent travailler hors de chez elles, soit six points de plus que l’année précédente. Si Gailani note que les talibans sont “polis”, Sarabi sait bien qu’ils “n’aiment pas négocier avec des femmes”. “Mais ils sont obligés, sourit-elle. L’afghanistan compte beaucoup de femmes importantes, en politique, dans le business… Les talibans vont devoir s’habituer à la jeune génération, familière de la technologie, des réseaux sociaux…
Et on ne reculera pas sur les droits sociaux et culturels que l’on a gagnés.” En remettant son voile, Habiba Sarabi pose cependant ses mains un instant sur ses genoux: “Le plus gros problème, c’est la suite. Nous aurons besoin d’une longue réconciliation pour vivre tous ensemble. C’est long d’oublier le passé.”