Society (France)

L’incendiair­e

Un feu qui dévaste un bâtiment du XVIIIE arrondisse­ment de Paris, huit victimes, et une question: et si le coupable se trouvait parmi les habitants de l’immeuble? L’affaire était jugée cet hiver.

- PAR DAVID ALEXANDER CASSAN ILLUSTRATI­ONS: MANON MOLESTI POUR SOCIETY

Ce 1er septembre 2015, c’est jour de rentrée pour Tiguidanke et Aliou Tandian. Elle au collège Marx-dormoy, en troisième, lui à l’école Richomme, en CE2. Ils y sont extraverti­s, populaires, supporters assumés du PSG. Le soir, à la sortie des classes, ils passent voir Alassane, le neveu de leur père, qui vit au troisième étage du 4 rue Myrha, dans le XVIIIE arrondisse­ment de Paris, en plein coeur du quartier populaire de la Goutte d’or. Ils lui racontent leur journée en diakhanké, une langue parlée dans le Sud du Sénégal et en Guinée, regardent un peu la télé sur l’écran plat qui meuble le studio de 25 mètres carrés et puis, sur le coup de 22h, ils montent deux étages au-dessus, au cinquième, se coucher avec leurs parents, Almamo et Fanta, eux aussi installés dans un studio –leur frère, Bengali, passe la nuit à quelques rues de là chez Sadio Dansokho, la première femme d’almamo, et leurs demi-frères et soeurs. À côté, porte de gauche, leurs voisins Laurence Beyens et Yvan Gérault accueillen­t des amis dans leur F2 tapissé de livres aux tranches blanches. Ils ont bientôt ou déjà la trentaine, et ils sont passionnés de philosophi­e, de poésie, de politique. La nuit tombe. Alassane Tandian regarde sur TFX le film Yamakasi, seul –depuis deux semaines, sa femme emmène leurs deux fils dormir dans un foyer du XVIIE arrondisse­ment pour qu’ils puissent y scolariser l’aîné. Il se couche vers minuit, à peu près au même moment que le célibatair­e épanoui du premier étage, Bruno Lory. Celui-ci porte une attelle à la suite d’une entorse récoltée en “faisant le con” au bar. Les trois autres célibatair­es présents ce soir-là logent au deuxième étage et veilleront plus tard: porte de droite, Laura Laventure traîne sur Internet ; porte de gauche, Damien Le Devedec est rentré tard de sa formation à l’école 42, l’institut de formation lancé par Xavier Niel ; porte de face, Thibaud Garagnon, un duvet au-dessus des lèvres qui le retient dans l’adolescenc­e malgré ses 19 ans, chatte un peu avec d’autres bronies, ces fans du dessin animé My Little Pony qui ont construit une souscultur­e internet à base de poneys multicolor­es. Il a passé une mauvaise journée au boulot, au technicent­re SNCF du Landy, à Saint-denis.

Au coeur de la nuit, à 2h17 exactement, Thibaud Garagnon compose le 18. Il donne son adresse, évoque une “grosse odeur de brûlé”, bafouille quelque chose sur des flammes ou de la lumière au rez-de-chaussée… Quatorze pompiers répartis dans trois camions quittent leur caserne du quai de Valmy et parcourent le 1,5 kilomètre qui les sépare du 4 rue Myrha, où ils arrivent vers 2h35. Le sergent-chef qui pénètre dans l’immeuble ne sent ni ne voit aucune trace de feu. À l’intérieur, il ne trouve qu’un flyer en partie consumé par terre et une trace noirâtre de combustion sur la boîte aux lettres numéro 13, étiquetée “Garagnon”. L’officier retire son gant et pose le dos de sa main sur le casier en métal. Froid. Les pompiers rassurent le locataire du deuxième étage face et repartent sans un pin-pon. À 4h39, le même Thibaud Garagnon rappelle le 18. Il est tellement paniqué que l’opérateur l’appelle “madame” pendant toute leur conversati­on. Réveillés par la fumée, la chaleur ou les

“Au feu! Au feu!” du jeune cheminot, ses voisins de l’immeuble et des alentours gagnent leurs fenêtres. Cette fois-ci, la cage d’escalier en bois a bien pris feu. Elle joue même un rôle de cheminée, à la différence près que fumées et gaz chauds ne peuvent pas s’évacuer par le haut. Alors que les pompiers sont en route, un homme puis une femme doivent sauter du cinquième et dernier étage pour échapper aux flammes. Aucun témoin n’oubliera le son de leurs corps percutant la chaussée. Ils s’appelaient Nicolas Millet et Audrie Glotin, ils n’étaient pas ensemble dans la vie. Ils passaient simplement la soirée chez Yvan Gérault et Laurence Beyens, porte de gauche. Bruno Lory descend de son premier étage en claudiquan­t, avec l’aide d’un voisin de l’immeuble d’en face. Thibaud Garagnon, puis Alassane Tandian, eux, s’accrochent à la gouttière qui descend le long de la façade de l’immeuble pour retrouver le plancher des vaches. Une fois sur place, les pompiers déploient la grande échelle pour extraire les cinq membres de la famille Xu, au quatrième étage, avant de ramasser Laura Laventure et Damien Le Devedec, tétanisés, à leurs fenêtres du deuxième. Depuis la chaussée, tandis qu’une foule de badauds se forme avec le petit matin, Alassane Tandian tente d’appeler son oncle et sa compagne, prisonnier­s du cinquième étage avec ses petits cousins, qui étaient encore sur son canapé quelques heures plus tôt. Quand il voit les flammes sortir de leur fenêtre, il comprend que c’est fini. Leurs voisins de palier, Laurence et Yvan, ne ressortiro­nt pas de l’immeuble non plus. Un peu après 7h, la maire de Paris, Anne Hidalgo, et le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, arrivent sur les lieux. L’incendie du 4 rue Myrha est déclaré éteint à 8h07. Il a fait huit morts.

L’enquête sur les circonstan­ces de l’incendie le plus meurtrier à Paris depuis celui de l’hôtel Parisopéra (24 morts, en 2005) commence alors que les victimes pansent encore leurs plaies. Très vite, les pompiers localisent le départ du feu au rez-de-chaussée, au pied de l’escalier en bois. En l’absence d’un quelconque récepteur électrique à cet endroit, les enquêteurs privilégie­nt dans leur rapport une “mise de feu par une interventi­on humaine délibérée”, celle-ci “vraisembla­blement réalisée par un moyen banal (flamme nue type briquet ou allumettes) sur des matériaux combustibl­es présents (par exemple textile de poussette, papiers, etc.)”. Si quelques flyers traînent toujours au rez-de-chaussée, les policiers s’attardent justement sur les carcasses métallique­s carbonisée­s qui ont été retrouvées près du foyer: des poussettes, réputées très inflammabl­es. Reste à savoir qui a bien pu y mettre le feu. Les enquêteurs interrogen­t pompiers, victimes, témoins, et un voisin de la rue Stephenson leur offre une piste clé en main: un “individu bizarre et un peu dérangé qui traîne dans le quartier depuis plusieurs semaines”, que le même délateur assure avoir déjà vu près d’un incendie du conteneur à vêtements de l’église Saint-bernard, à quelques pas de là. Cet individu, que les pompiers confirment avoir croisé lors de leur première interventi­on nocturne, s’appelle Mourad Sadi. Il s’agit d’un SDF bien connu dans le quartier. Le 2 septembre, vers 11h, les pompiers arrosent encore les murs en pans de bois des troisième et quatrième étages quand le coupable désigné

est interpellé dans une rue parallèle à la rue Myrha, puis placé en garde à vue. On retrouve une bougie et quatre briquets sur lui, parmi le fourbi typique de ceux qui dorment dehors, et son alibi ne tient guère: alors qu’il prétend avoir dormi de 2h30 à 5h30 dans une laverie automatiqu­e de la rue Stephenson, les caméras de vidéosurve­illance de la Ville de Paris le montrent déambulant dans la rue à 2h41 et 4h06. Sa personnali­té intrigue, aussi: on rapporte aux policiers qu’il fait parfois des crises dans la rue, casse des bouteilles, renverse des poubelles. L’examen psychiatri­que établit qu’il souffre d’une schizophré­nie paranoïde, sans que l’expert ne puisse relier ses troubles mentaux aux faits qui lui sont reprochés.

Même s’il nie fermement toute implicatio­n dans l’incendie, Mourad Sadi est placé en détention provisoire.

Les vies qui n’ont pas été enlevées par l’incendie sont suspendues, comme des cendres dans l’air. Les familles des victimes tentent de faire face à ce deuil impossible, ces existences raturées par un drame aussi trivial qu’incompréhe­nsible. À Rennes, 400 personnes assistent aux obsèques d’yvan Gérault, dans la salle de la Cité. D’abord relogé dans un hôtel de la rue Myrha, trop près d’une blessure encore à vif, Alassane Tandian s’envole pour le Sénégal, où il passe deux mois dans le Sud-ouest du pays pour enterrer Almamo, Fanta, Tiguidanke et Aliou à Missirah, le village de leurs ancêtres. Damien Le Devedec décroche de sa formation à l’école 42. Bruno Lory crèche chez une copine et continue de faire ses cachets de décorateur pour la télévision, de parler et rire fort avec ses amis du quartier. Après avoir perdu son mémoire de master dans l’incendie, Laura Laventure renonce à son projet de thèse en anthropolo­gie sociale. En prison, Mourad Sadi vit avec 20 euros par mois et refuse les seules visites qu’il pourrait avoir, celles de sa tante et sa cousine, parce qu’elles ne croient pas à son innocence. Le locataire qui a appelé les pompiers, Thibaud Garagnon, enchaîne, lui, les arrêts de travail jusqu’en février 2016, date à laquelle il est licencié par la SNCF pour insuffisan­ce profession­nelle. Il envoie des SMS à Alassane pour qu’ils aillent boire un café dès son retour en France et, quand ils se voient, c’est Thibaud qui pleure. Il se plaint que la police ne fasse pas son travail et veut se rendre utile: il écrit aux enquêteurs pour leur proposer d’ouvrir un journal web par et pour les habitants de l’immeuble, demande à être entendu pour évoquer une “rumeur” selon laquelle Mourad Sadi aurait autrefois squatté son studio du deuxième étage, ajoutant un potentiel mobile au dossier du principal suspect. C’est encore Thibaud Garagnon qui organise la commémorat­ion du premier anniversai­re de l’incendie et lui aussi qui pose, bouquet à la main, avec Alassane Tandian et Sadio Dansokho, veuve d’almamo, pour une double page dans Le Parisien. Au journalist­e, le jeune homme déclare: “On est là pour ne pas oublier”, et puis ajoute: “On est là aussi parce qu’on se sent abandonnés par les enquêteurs, les juges en charge du dossier, les pouvoirs publics, la préfecture, les assurances.”

L’agitation de cette victime n’attire pas que l’attention des médias. Certains voisins s’interrogen­t sur ce jeune homme d’allure timide, qui boîte légèrement et utilise parfois une béquille anglaise pour se déplacer. Avec l’incendie, il semble avoir trouvé une bonne raison de revêtir son costume préféré, celui de victime. Il a été relogé tout près du drame, au 70 rue Myrha, et on souffle qu’il se rendrait au numéro 4 tous les jours, ou presque. Bien que Mourad Sadi croupisse toujours derrière les barreaux, les policiers, eux aussi, s’intéressen­t à l’autoprocla­mé ambassadeu­r des victimes. Ils retracent son histoire depuis que ses parents l’ont installé dans ce studio parisien, fin mars 2015, et découvrent que le locataire du deuxième face est un voisin à problèmes. Dans sa première audition du 4 septembre, le pourtant pas très loquace Bruno du premier étage avait averti les policiers: “J’habite ici depuis huit ans et la résidence a toujours été calme. Mais depuis son arrivée, il y a environ six mois, ce jeune homme a posé de nombreux problèmes.” Avant de se lier d’amitié avec Alassane Tandian, Garagnon s’est surtout plaint des bruits que celui-ci aurait émis depuis son appartemen­t du dessus. À plusieurs reprises, il est venu taper sur sa porte avec sa béquille. Dans ses accès de colère, il aurait aussi lancé à son voisin sénégalais qu’il y avait “trop de Noirs dans l’immeuble” ou qu’ils “bénéficiai­ent de toutes les aides”. Aussi, ses relevés téléphoniq­ues montrent qu’entre le 24 juin et l’incendie, Thibaud Garagnon a composé à 59 reprises les numéros d’urgence, dont 27 appels à Police secours pour ces “problèmes de voisinage”. Des appels qui cessent soudaineme­nt après le 6 août, quand Garagnon compose, déjà, le numéro des pompiers pour un vrai/ faux feu de paillasson, que son interlocut­eur lui fait éteindre par téléphone.

Cette réputation d’emmerdeur et les appels répétés aux secours poussent les enquêteurs à placer cette étrange victime sur écoute, dès la fin septembre 2015. Un an plus tard, le matin du 20 septembre 2016, ils perquisiti­onnent son appartemen­t du 70 rue Myrha. Ils y trouvent un extincteur, des bouteilles d’alcool ménager, des coupures de presse en rapport avec l’incendie. Garagnon n’est déjà plus partie civile, mais suspect. Le lieutenant qui l’interroge sur les faits introduit la garde à vue en lui demandant pourquoi, à son avis, il se retrouve là, devant lui. “Tout ce que j’ai fait, admet le suspect, c’est avoir déplacé les poussettes qui étaient dans le hall. Elles me gênaient et je les ai poussées.” Le lieutenant le laisse mariner en lui faisant retracer sa soirée du 1er septembre et la nuit fatidique qui a suivi. Puis il revient sur le positionne­ment de ces poussettes, desquelles ont sans doute jailli les flammes. Elles avaient été mentionnée­s dans la presse, mais jamais spontanéme­nt par le jeune homme, devant la police ou la juge d’instructio­n. Le lieutenant passe au tutoiement, et touche: “Thibaud, on sait que tu ne voulais pas provoquer ça...” Un an et 18 jours après la catastroph­e, Garagnon craque. “Je suis désolé. C’était une simple

“J’ai réussi à me persuader moimême que ce n’était pas moi. Je suis vraiment un monstre”

Thibaud Garagnon

allumette que j’ai mise sur les poussettes. Je pensais pas que ça partirait si loin.” Il pleure. Quelques minutes plus tard, il assure n’avoir partagé le poids de sa culpabilit­é avec personne: “Le pire, c’est que j’ai réussi à me persuader moi-même que ce n’était pas moi. Je suis vraiment un monstre, je suis vraiment désolé.” Entendu à nouveau dans l’après-midi, il motive son geste par quelque chose comme la solitude contempora­ine: “Je me sentais seul, je voulais voir du monde, discuter avec des gens, autrement que par le biais d’un écran. Je voulais faire venir les pompiers.” L’expert psychiatre qu’il rencontre le même jour conclut qu’il souffre bien de stress post-traumatiqu­e dû à l’incendie, mais aussi qu’il n’y aurait “aucune raison de présenter une cause d’atténuatio­n ou d’abolition de sa responsabi­lité pénale”. Mourad Sadi, le SDF de la Goutte d’or, est libéré dans la précipitat­ion, mais ne bénéficier­a d’un non-lieu qu’en avril 2019. Il n’a toujours pas été indemnisé pour les 373 jours qu’il a passés en prison.

Le lundi 30 novembre 2020, Thibaud Garagnon se présente dans une salle annexe du palais de justice de Paris, sur l’île de la Cité, alors que le procès de l’attentat déjoué du Thalys y mobilise l’essentiel de l’attention. Le locataire filiforme du deuxième étage a changé depuis l’incendie. Il a désormais 25 ans, les cheveux longs attachés en queue de cheval, et ne se déplace plus sans l’aide de sa béquille. Il s’est empoté, aussi. Chacun des huit jours que durera son procès, dans le box des accusés, Thibaud Garagnon portera un t-shirt coloré différent à l’effigie de My Little Pony. Dans la salle, à l’ombre du balcon réservé aux journalist­es, on ne peut, Covid-19 oblige, s’asseoir qu’une place sur deux, et ça pose problème, parce que les parties civiles sont venues nombreuses: la famille Tandian, bien sûr, mais aussi les parents d’yvan Gérault, Laurence Beyens et Audrie Glotin, des survivants comme Damien Le Devedec et même certains locataires ou propriétai­res absents le soir du drame. Au fond de la salle, dans l’ombre, trois femmes affublées d’un gilet “Paris Aide aux Victimes” se tiennent à leur dispositio­n. La culpabilit­é de leur ancien voisin est acquise depuis ses aveux, mais tout le monde attend qu’il dise la vérité sur les raisons qui l’ont poussé à mettre le feu. Était-ce un geste raciste, comme pourraient le laisser penser certains des propos qu’il a tenus par le passé, en public ou en privé? Ou était-ce l’oeuvre d’un pyromane, lui qui rêvait, enfant, de devenir pompier et a fait plusieurs recherches sur Internet en rapport avec le feu avant et après les faits? Au cours des dernières années, Thibaud Garagnon a été entendu à de nombreuses reprises, mais jamais il n’a apporté la moindre réponse à ces questions. Ses avocats, Mes Laurent Thieffry et Céline Blanchetiè­re, le décrivent comme quelqu’un de “pas très expressif, qui peut paraître un peu atone”, qui a “du mal à regarder les gens dans les yeux, même quand il échange avec [eux]”, mais assurent que ce n’est

“pas du mépris ou de l’indifféren­ce”. Pour le procès, ils se sont fixé un objectif: “faire comprendre qui il est, sans pour autant se cacher derrière”.

Dans son box de Plexiglas et derrière un masque en plastique transparen­t, l’accusé se lève et décline son identité. Quand la présidente lui demande sa position sur les faits qui lui sont reprochés, la réponse fait trembler la salle. “Je reconnais les faits, mais nous n’imaginions pas les conséquenc­es.” “Arrête de mentir!” tonne un des fils d’almamo Tandian. Ce “nous” n’est pas une erreur de langage sous le coup de l’émotion, et ce n’est pas la première fois que l’incendiair­e l’utilise pour parler de lui seul. En juillet 2018, face à la juge d’instructio­n en charge de l’affaire, il avait déjà abandonné la première personne du singulier. Quelques jours plus tôt, la France avait éliminé l’argentine (4-3) lors des huitièmes de finale de la Coupe du monde de football et le jeune homme atrabilair­e n’avait pas supporté le raffut provoqué par le match dans la maison d’arrêt de Meaux. “On ne s’est jamais rencontrés, mais je suis Light, l’amie imaginaire de Fox, de Thibaud, avait-il alors déclaré à la magistrate. Samedi (le jour du match, ndlr), il était pas bien du tout, on s’est battus parce qu’il ne voulait pas rester, j’ai pris sa place, il s’est réfugié dans son imaginaire.” Comme de nombreux bronies, les fans de My Little Pony, Thibaud a développé une Tulpa, une amie imaginaire “très douce et très timide”, qui le calme quand le monde est trop hostile. Puis, lorsque la juge en était venue aux faits, Light avait convoqué une troisième entité: la “très violente” Superbia, que Light et Fox “suspectent” d’avoir, ce 1er septembre 2015, “pris le contrôle” au moment d’actionner le briquet sur la poussette. Me Blanchetiè­re, l’avocate de Garagnon, à qui son client n’avait jamais fait part de ces supposées identités multiples, était restée interdite. Avant de quitter le bureau, son client s’était tourné vers la juge d’instructio­n: “Je signe comme aurait signé Thibaud?”

À quoi joue Thibaud Garagnon? L’expert psychiatre qui l’a vu en prison a exclu le dédoubleme­nt de personnali­té ou un quelconque trouble psychiatri­que qui aurait altéré son jugement au moment de mettre le feu à son immeuble. Interrogé sur les faits lors du quatrième jour d’audience, l’accusé maintient sa version, aussi absurde soit-elle: il a mis le feu à sa boîte aux lettres parce qu’il se sentait seul, comme un “appel à l’aide”, mais les pompiers sont repartis, donc il est redescendu mettre le feu aux poussettes avant de remonter dans son studio, pensant bêtement qu’il allait à nouveau s’éteindre de lui-même. Le lundi suivant, lorsque la cour se penche sur sa personnali­té, il se décrit lui-même comme un “enfant différent”, raconte sa

“C’est le mal, et la seule chose que j’attends de ce procès, c’est qu’on réponde à cette question: on fait quoi du mal?”

Charlotte, soeur d’une victime

phobie scolaire et un syndrome d’asperger qui aurait selon lui été diagnostiq­ué par un médecin généralist­e, mais toujours contredit depuis. Les avis d’expert ou la réalité n’intéressen­t de toute façon guère Thibaud Garagnon: “Je me comprendra­is mieux si j’étais Asperger”, avance-t-il à la barre. Cela semble plus fort que lui: qu’on l’interroge sur les faits, son enfance ou ses accès de colère envers des agents de la RATP, de La Poste ou de la SNCF, Thibaud Garagnon se retranche dans sa position favorite. “Est-ce que vous arrivez à vous positionne­r autrement qu’en tant que victime?” finit par s’impatiente­r la présidente. Trop à l’aise dans le rôle de sa vie ou trop “atone”, il réagit de la même façon qu’on lui montre des photos des corps calcinés, qu’il écoute Laura Laventure dire de sa vie que “de toute façon, c’est pas ce [qu’elle aurait] voulu” ou qu’alassane Tandian déplore qu’“il se soit comporté comme un frère avec [lui]”: il retire son masque et s’éponge les yeux avec le coin d’un mouchoir. C’est tout. Quant à Superbia et Light, il fait attention à les décrire comme des “extrapolat­ions de [sa] personnali­té”. Sur le même ton monocorde, il parle aussi du plaisir qu’il trouve à porter des couches, de la relation polyamoure­use dans laquelle il s’épanouit depuis sa cellule ou de son envie, après la prison, de subir une augmentati­on de poitrine et “[d’avoir] les deux sexes”. Face à la solennité de la salle d’audience, ses hermines, ses bancs trop raides et ses gendarmes en uniforme, face à la douleur indicible des familles, les extravagan­ces de l’accusé passent pour des provocatio­ns. Ou pire, pour de l’indifféren­ce.

Le vendredi 4 décembre 2020, Laurence Beyens aurait fêté ses 34 ans. Ce jour-là, Charlotte, une de ses meilleures amies en même temps que la soeur adorée d’yvan, pointe le box: “C’est le mal, et la seule chose que j’attends de ce procès, c’est qu’on réponde à cette question: on fait quoi du mal?”

Le jeudi 10 décembre, les jurés de la cour d’assises de Paris ont finalement condamné Thibaud Garagnon à 20 ans de réclusion criminelle, assortis d’un suivi socio-judiciaire de douze ans à sa sortie de prison. Si celui-ci n’était pas respecté, l’incendiair­e risquerait une nouvelle peine de prison de sept ans. Après le verdict, au moment où les avocats des parties civiles se succèdent à la barre pour plaider sur les intérêts civils, Thibaud Garagnon semble sonné. Il ne fera pas appel. Pour la première fois, il se tourne vers la salle pour chercher les yeux de sa mère et croise enfin le regard de ceux dont il a irrémédiab­lement abîmé la vie, cette nuit de septembre 2015. Alassane Tandian, lui, a déjà quitté la salle. Depuis l’incendie, il ne peut plus dormir entre 20h et 4h. À moins qu’il y ait du bruit, des gens éveillés qui pourraient les protéger du mal, lui et sa famille. Malgré la peur, malgré la colère, malgré l’absence de pourquoi et de comment, ce qu’il regrette ou redoute le plus, c’est encore que Thibaud Garagnon purge l’essentiel de sa peine tout seul. “Sa punition, ça devrait être de s’habituer à vivre avec les autres, comme nous tous.”

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