Society (France)

Bobi Wine

Le chanteur-député avait une mission: “libérer l’ouganda” de la mainmise de Yoweri Museveni, qui le dirige depuis 1986. Pas une tâche facile, comme en témoigne la campagne électorale, que l’on a suivie en sa compagnie, entre violence et coups tordus.

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA, À KAMPALA PHOTOS: SUMY SADURNI POUR SOCIETY

Le chanteur Bobi Wine, de son vrai nom Robert Kyagulanyi Ssentamu, 38 ans, était surnommé en Ouganda “le président du ghetto”. Mais il rêvait de plus: devenir le président du pays tout entier, et ainsi le “libérer” de la mainmise de Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 35 ans. Alors, il s’est lancé dans la course à la présidence, s’attirant en retour ennuis judiciaire­s, arrestatio­ns arbitraire­s, tentatives d’assassinat. Society a suivi l’élection à ses côtés.

Dans un peu plus d’une heure, Robert Kyagulanyi Ssentamu, candidat à l’élection présidenti­elle ougandaise, cochera son propre nom sur le bulletin de vote. Pour l’heure, il se trouve dans son salon, à genoux, les mains jointes, les yeux fermés. Son révérend et sa femme l’entourent. Deux technicien­s, venus réparer les caméras de sécurité de la villa, se joignent à eux. Tous sont prostrés autour de la table basse en verre, face à la télévision éteinte, et Kyagulanyi Ssentamu prie plus fort encore que les autres, comme si Dieu était la dernière chose qui lui restait. Ce n’est pas complèteme­nt faux: la plupart de ses collaborat­eurs sont en prison –une centaine de personnes en tout. Ses enfants sont partis loin du pays, au cas où les choses devaient mal tourner. Internet est coupé depuis la veille. Les téléphones fonctionne­nt par intermitte­nce. Il est presque 9h, ce 14 janvier 2021. Le vote a officielle­ment démarré depuis deux heures, et Kyagulanyi fait ce qu’il peut pour collecter des bribes d’informatio­ns. Les nouvelles qui lui parviennen­t au compte-gouttes ne sont guère réjouissan­tes. Des militaires, aux ordres du pouvoir en place, ont arrêté ses agents de surveillan­ce chargés de veiller à l’intégrité de l’élection dans une dizaine des 135 districts du pays. Dans 22 autres, apprend-il, “ils sont en fuite comme des criminels”. La presse l’attend de l’autre côté de la porte, dans le jardin de sa villa. Il s’avance vers les journalist­es, le visage creusé par les cernes et marqué par la peur. “La journée va être un long voyage, proclame-t-il. J’ai personnell­ement le coeur lourd, mais je fais ça pour les Ougandais.” Ensuite, il prend son épouse par la main et monte dans sa Mercedes ML350 noire. Kyagulanyi s’installe au volant: ses différents chauffeurs sont eux aussi portés disparus.

C’est la première fois que Kyagulanyi Ssentamu, 38 ans, est candidat à l’élection présidenti­elle de son pays. Son programme peut se résumer au mot d’ordre qu’il martèle depuis des mois: “Chasser le dictateur.” Autrement dit chasser Yoweri Museveni, le président du pays. Arrivé au pouvoir par les armes en 1986, réélu sans discontinu­er depuis, Museveni, 76 ans, est en ce début d’année en lice pour un sixième mandat consécutif. Avant Kyagulanyi, un autre homme s’était déjà persuadé qu’il serait celui qui parviendra­it à “libérer l’ouganda”. Lors de quatre élections présidenti­elles d’affilée, Kizza Besigye, ancien docteur personnel de Museveni, s’est présenté contre lui. À sa première tentative, en 2001, il avait été forcé à l’exil en Afrique du Sud quelques mois après les résultats. En 2006, il avait été accusé de viol et de haute trahison. En 2011, il avait manqué de perdre la vue après avoir été gazé à bout portant par un policier. En 2016, il avait été placé en “détention préventive” par le régime pendant 40 jours, au moment où la campagne battait son plein. Cette année, il a préféré jeter l’éponge et s’effacer derrière Kyagulanyi, plus jeune, plus frais, mieux placé. À 64 ans, Besigye sait que son heure ne viendra plus. Cela semble le soulager plus qu’autre chose. “Bien sûr, j’ai eu plusieurs impression­s de déjàvu pendant cette campagne, confie-t-il, quelques jours avant le scrutin, à propos des mésaventur­es de Kyagulanyi. Mais il s’est aussi passé des choses que même moi, je n’avais jamais vécues. Les candidats ont dû mettre un casque et un gilet pare-balles pour leurs meetings. Honnêtemen­t, la violence et la terreur qu’ils ont affrontées sont sans précédent dans notre pays.”

Cette terreur “sans précédent” est en réalité proportion­nelle à la crainte, également inédite, qu’inspire au pouvoir Robert Kyagulanyi Ssentamu. Sous le nom de scène de Bobi Wine, Kyagulanyi est l’artiste le plus aimé de son pays depuis bientôt 20 ans et dispose d’un soutien populaire sans commune mesure avec celui d’un politicien classique. Son enfance à Kamwokya, l’un des principaux ghettos de la capitale, Kampala, où s’entassent 10 000 habitants, lui assure en outre l’adhésion quasi inconditio­nnelle des bidonville­s du pays, où vit entre 49 et 64% de la population urbaine. Enfin, cette majorité se sent représenté­e, et cela apporte au chanteur un grand poids ainsi qu’une grande responsabi­lité: Bobi Wine représente des gens prêts à mourir pour lui.

Plateau d’argent

Au départ, Wine n’était pourtant qu’un chanteur du ghetto parmi d’autres. Grâce à une puissante mixture alliant dancehall, reggae et kidandali (l’afrobeat ougandais), il connaît ses premiers succès au début des années 2000, avec des textes revendiqua­nt ouvertemen­t un mode de vie dilettante et l’envie de s’enrichir. Le tournant intervient avec son morceau Ghetto, enregistré en 2007.

À l’époque, l’ouganda se prépare à accueillir la réunion des chefs de gouverneme­nt du Commonweal­th. Le régime souhaite donner l’image la plus lisse possible de sa capitale. Il chasse vendeurs à la sauvette, mendiants, petits voyous des rues de Kampala. Wine ne vit plus dans la misère mais il se sent personnell­ement visé par cette dérive sécuritair­e, et décide enfin de le chanter. Le succès, immense, le persuade de poursuivre dans cette voie. Les mélodies sont toujours festives, mais les textes se font plus engagés. Il décide “d’éduquer les masses et de changer l’état d’esprit des gens contre la dictature”. Corruption, prix de l’électricit­é, système scolaire défaillant, guerres civiles: Wine chante tous les maux de l’ouganda. Il devient, pour ses concitoyen­s, le “président du ghetto”, et trouve une expression pour baptiser son nouveau crédo: edutainmen­t, contractio­n d’education et entertainm­ent. Pour le reste, son mode de vie reste celui d’une rock star. Wine est alors capable d’enchaîner plusieurs concerts dans la même soirée, où il se rend dans son gros pick-up immatricul­é “GHETTO”, un énorme pochon de weed près du pommeau de vitesse. Il fume de façon frénétique, boit du Malibu pour se désaltérer, reçoit ses salaires en grosses liasses, cache les billets dans son caleçon, recommence le jour d’après.

La réélection de Museveni en 2016 et l’arrestatio­n des leaders de l’opposition qui s’ensuit font office de second déclic. “J’ai compris à ce moment-là que je ne pouvais plus me contenter de regarder et de m’offusquer, explique Bobi Wine. La musique suffit jusqu’à un certain stade. C’est à nous, les jeunes, de nous engager. J’ai regardé autour de moi, j’ai vu que personne n’était en mesure de le faire. J’ai senti que c’était mon devoir.” Cette année-là, les élections législativ­es qui devaient se tenir dans la circonscri­ption qui abrite sa villa,

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 ??  ?? Avec sa femme, Barbie, chez eux, le 9 janvier.
Avec sa femme, Barbie, chez eux, le 9 janvier.
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