Felipe Neto
Dans un Brésil où le populisme de Jair Bolsonaro n’en finit plus de faire des ravages, une voix s’élève plus que les autres. Celle de Felipe Neto, 33 ans, influenceur à succès qui a décidé de se mêler de politique. Jusqu’à devenir un poil à gratter du pou
Et si l’opposant principal à Jair Bolsonaro au Brésil était un youtubeur? Bienvenue en 2021.
Star de Youtube
Il y a encore quelques mois, Felipe Neto n’était qu’un entertainer à succès. Originaire d’un quartier du nord de Rio de Janeiro, le jeune homme, 33 ans et un look d’adolescent, était parvenu à devenir, en quelques années, le youtubeur préféré de la jeunesse brésilienne grâce à un ton sarcastique, des grimaces bien senties et des milliers de vidéos sur Justin Bieber, Minecraft ou Twilight.
À la recherche de la gloire depuis ses 14 ans, âge auquel il avait tenté de lancer sa première entreprise –un service de messagerie–, ce fils de psychologue, amateur de nouvelles technologies, a vite compris que son époque se jouerait derrière les écrans. “Felipe Neto est, sans aucun doute, la grande sensation de la communication brésilienne de ces dernières années. Il représente mieux que quiconque le phénomène des youtubeurs, qui attirent des millions de followers à partir de contenus sur des jeux et du divertissement et qui, finalement, exercent une énorme influence sur les jeunes Brésiliens”, résume Amaro Grassi, chercheur au Département d’analyse de politique publique de la Fondation Getulio Vargas (FGV-DAPP), dont les travaux se concentrent sur tout ce qui touche au Web. Mais ça, c’était avant que Jair Bolsonaro n’arrive au pouvoir au Brésil.
Quand l’influenceur invite les politiques
Tout en continuant ses vidéos quotidiennes de divertissement et de jeux en ligne sur sa chaîne Youtube, Felipe Neto, par ailleurs à la tête de plusieurs entreprises spécialisées dans la création de solutions digitales pour les grandes marques, commence dès la fin 2019 à se positionner politiquement contre son président et ce qu’il considère comme incarnant “la dérive fasciste” de son pays. À l’approche des récentes élections municipales, à l’automne dernier, Neto va plus loin: il transforme son compte Twitter aux plus de douze millions d’abonnés en un organe de soutien à tous les candidats d’opposition. Deux d’entre eux, Guilherme Boulos, du Parti socialisme et liberté (PSOL) à São Paulo, et Manuela d’ávila, du Parti communiste du Brésil à Porto Alegre, n’ont d’ailleurs pas hésité à se servir de cette visibilité nouvelle. Durant l’entre-deux-tours, ils ont chacun participé à un live Youtube avec Felipe Neto, dont le but était d’aborder des questions politiques tout en jouant au jeu de science-fiction
Among Us. Plus de trois millions d’internautes ont suivi les échanges entre leur idole et des candidats dont ils n’avaient souvent jamais entendu parler. Résultat: ils se sont qualifiés pour le second tour et Boulos l’a même fait aux dépens de Celso Russomanno, le candidat soutenu par Bolsonaro. “Felipe Neto s’est avéré être un allié indispensable pour une opposition qui a besoin d’atteindre un public aujourd’hui inaccessible pour les secteurs politiques de gauche ou du centre”, juge Amaro Grassi.
Bataille de réseaux
Ses prises de position anti-bolsonaro ont propulsé Felipe Neto dans des endroits inédits pour lui. Il s’est retrouvé invité dans Roda Viva, l’émission télé aux accents intellectuels habituellement réservée aux écrivains, artistes et grands leaders politiques de la gauche sud-américaine, et a publié sur le site du New York Times une vidéo intitulée “Donald Trump Isn’t the Worst Covid President. Just Ask Brazilians”. Surtout, le magazine Time l’a placé fin septembre dans son top 100 des personnes les plus influentes en 2020. Un seul autre Brésilien l’accompagne dans cette liste: Jair Bolsonaro. Une façon de poser le duel, et une preuve de plus que les réseaux sociaux, sur lesquels le président sans ancrage médiatique et territorial a largement mené sa campagne et remporté l’élection de 2018, sont devenus un espace central du débat politique au Brésil. Un “cinquième pouvoir” qui fait la nique aux médias traditionnels, mais aussi un univers dans lequel les théories fumeuses et peu étayées ont tendance à circuler plus facilement. “Toutes les études récentes sur le sujet le démontrent: Bolsonaro, et l’extrême droite brésilienne en général, occupe beaucoup mieux cet espace pour faire passer ses messages que ses concurrents du camp progressiste”, situe Bia Barbosa, à la tête du collectif Intervozes, dont l’objectif est de promouvoir et défendre le droit à la communication et le pluralisme au Brésil. D’où l’importance, une fois de plus, pour la gauche, de pouvoir compter sur quelqu’un comme Neto.
“Me taire n’est pas une option”
On ne s’oppose pas à Jair Bolsonaro sans conséquence. Voici ce qu’a appris récemment Felipe Neto. Comme d’autres opposants avant lui, le youtubeur s’est retrouvé pris dans une violente campagne de fake news. Accusé de pédophilie à la suite d’une citation qui lui a été faussement attribuée et qui a massivement été relayée sur les réseaux sociaux –“La pédophilie est la faute de ces enfants goûteux”–, l’influenceur a vu, à la demande du ministère de la Justice, une enquête être ouverte contre lui en fin d’année dernière pour “corruption de mineurs”. Il lui est reproché d’avoir publié “du matériel inapproprié pour les enfants et les adolescents” sur sa chaîne Youtube et d’avoir “omis d’imposer une limite d’âge pour les vidéos dont le langage et le contenu sont inappropriés pour les mineurs”. Armé d’une fidèle communauté et de solides avocats, Felipe Neto a pour l’heure décidé de rendre les coups. “Me taire n’est pas une option. Ils ont tout fait pour salir mon nom, me traiter de pédophile, d’escroc, de communiste. Mais ils n’ont pas réussi à détruire ma réputation. Au contraire, ça n’a fait que renforcer mon image”, expliquait-il début octobre dans une interview à L’AFP, concédant tout de même avoir perdu au passage pas mal de contrats de sponsoring et “des millions de réaux”. Le Brésil aurait-il trouvé son nouveau martyr de la liberté? Felipe Neto espère que non. Il l’assure, il n’a pas d’ambition politique. Et d’ailleurs, il déteste “les sauveurs de la patrie”. – LÉO RUIZ