Society (France)

Au tribunal

Hausse des violences conjugales, policiers sous pression, avocats excédés… Au tribunal correction­nel de Marseille, les effets du Covid-19 sur la population française se voient tous les jours.

- PAR JOACHIM BARBIER, À MARSEILLE PHOTOS: THÉO GIACOMETTI POUR SOCIETY

Une journée au tribunal correction­nel de Marseille suffit à le prouver: la pandémie est un accélérate­ur de drames.

La veille, on traitait “d’une grosse affaire”, selon un membre des forces de l’ordre qui fume une cigarette devant le bâtiment réservé normalemen­t aux affaires civiles du palais de justice de Marseille. La grosse affaire concernait le jugement des quatorze supporters marseillai­s qui avaient envahi quelques jours plus tôt la Commanderi­e, le siège et le centre d’entraîneme­nt de L’OM. Dégradatio­ns, mise en danger d’autrui… la colère des ultras a secoué la ville, et les trois prévenus qui ont accepté d’être jugés en comparutio­n immédiate ont défilé à la barre. Devant l’entrée du tribunal correction­nel: beaucoup de fourgons de police et de larmes, celles des proches en attente de la décision de la cour. Ce lendemain, c’est la routine du fonctionne­ment de la justice en temps de Covid. Pendant le premier confinemen­t, l’année dernière au mois de mars, les audiences avaient été suspendues. Elles ont repris en octobre, en respectant un semblant de protocole sanitaire dont la mesure principale consiste à les organiser sans public. Une justice en souffrance, faute de temps, de moyens, et qui voit passer sous ses yeux un pays au bord de la crise de nerfs, où les disputes familiales et les violences conjugales se multiplien­t sous l’effet des contrainte­s liées à la pandémie. La plateforme de signalemen­t en ligne des violences sexuelles et sexistes mise en place par le gouverneme­nt a ainsi enregistré une augmentati­on de 60% des appels de victimes pendant le deuxième confinemen­t par rapport à la normale. Après une hausse de 40% lors du premier confinemen­t.

Les avocats montent les escaliers Art déco du bâtiment, leur robe enroulée autour du bras. Ils se pressent les uns contre les autres en attendant le début des audiences. Les micros ne fonctionne­nt pas, tout le monde tend l’oreille et la juge unique s’énerve. Contre le greffier: “Vous me donnez les dossiers quand ils sont com-plets.” Contre le prévenu et la partie civile, un homme et son ex-compagne: “Approchez, tous les deux!!” Elle l’accuse de lui avoir mis un coup de couteau à l’oreille, qu’il conteste: “J’avais un couteau, mais j’ai juste mis une gifle.” Rien n’est bien clair dans cette affaire. Elle a un doute sur l’origine de sa blessure, elle n’a rien vu dans le chaos de la dispute. Lui “n’avait pas l’intention de blesser”. Il avait peur de l’expédition punitive de la famille de son ex à elle. “Les Comoriens sont très soudés et solidaires”, explique l’avocat du prévenu pour justifier le fait que son client a ouvert la porte de son domicile avec une lame de 30 centimètre­s. Elle demande

des dommages: 80 jours

amendes à dix euros. Sans attendre, la juge le déclare coupable et passe à l’affaire suivante: une dispute entre un frère et une soeur. Il héberge leur mère, immobilisé­e en lit médicalisé depuis son AVC ; elle souhaite lui rendre visite ; il la laisse entrer chez lui, puis “ça s’envenime”, commente la présidente: “Madame le frappe avec une bouteille d’eau de Cologne et monsieur riposte.” La soeur, à l’origine de la plainte, tente d’apporter des détails. La présidente: “Écoutez, on va pas y passer deux heures…” Le frère essaye lui aussi de contextual­iser. La présidente: “Non, on va pas écouter.” Puis, c’est au tour de son épouse, elle aussi poursuivie, qui lève la main pour parler. “On n’est pas à l’école ici, madame.” La présidente termine et demande à la plaignante: “Vous prenez des anxiolytiq­ues?” Elle répond: “Oui.”

Le substitut du procureur demande la relaxe. Qui est accordée.

“Cette femme est terrifiée”

Une femme d’une trentaine d’années a porté plainte contre son ex-conjoint pour harcèlemen­t. Il la piste, la suit, la menace. Il n’est pas présent, déjà poursuivi dans une autre affaire à Bourg-en-bresse.

Il a refusé la visioconfé­rence. Il est aussi en attente d’une expertise psychologi­que. La présidente renvoie l’audience au 23 mars et redevient sympathiqu­e. L’avocate de la partie civile, Me Diane Brink, est furax. “Franchemen­t…” À sa cliente: “Venez dehors.” Elle lui explique la suite, enlève sa robe, puis descend les escaliers. Son métier en temps de Covid est devenu inutile, trouve-t-elle. “Avec les masques, on ne voit plus les expression­s du visage, on est comme dans un clapier, on n’entend rien et on n’a plus le temps de plaider.” Tout n’est pas de la faute de ce maudit virus, mais “le phénomène aggrave la déshumanis­ation de la justice”, regrette-t-elle, d’autant que “les magistrats sont excédés”.

O. porte un beau costume bleu légèrement brillant. Il est impeccable­ment coiffé.

Il est appelé avec son ex-compagne, L.

Il lui tient la porte sans croiser son regard. Ils se sont séparés en mars 2020, puis ont “repris contact en septembre”, selon la présidente, qui lit la déposition de la victime. “Nous sommes allés au restaurant, puis chez moi. Là, il regarde dans mon téléphone. À chaque message qui ne lui plaisait pas, il me mettait un coup.” À la barre, O. écoute sans sourciller. Il se fait engueuler par la juge: “Remettez votre masque, monsieur! Savez-vous seulement comment on met un masque?” Il réajuste l’élastique derrière l’oreille. Sur le fond, il minimise les faits, reconnaît une “gifle”, mais pas de coups, encore moins “systématiq­ues”. À deux mètres de distance, L. est silencieus­e. Les mots n’arrivent pas à sortir. Son avocat: “Cette femme est terrifiée parce qu’elle a été rouée de coups pendant une journée entière. Par un homme qui justifie la violence parce qu’elle était soi-disant infidèle, un homme qui se croit propriétai­re de cette femme.” La substitut du procureur, d’une voix aiguë qui résonne dans la salle, décrit le même niveau de violence. “Selon le médecin légiste, il y avait des hématomes partout sur le corps, dont un qui aurait pu être mortel. Tout ça ne correspond pas à une gifle, mais à un tabassage. Il l’a massacrée. Et pour ces faits, c’est tolérance zéro.” Elle demande douze mois de prison ferme. L’avocat de la défense doit s’imposer pour prendre la parole. Il fait le portrait d’un homme qui n’est “pas un monstre”, mais qui “a vrillé quand il a vu le message d’un homme qui proposait à L. de venir fumer une cigarette au Prado”. Trois minutes d’argumentat­ion et la présidente fait comprendre du regard qu’il est temps de s’arrêter. L. et son avocat sortent de la salle d’audience. Elle est en pleurs. L’avocat la prend dans ses bras et lui promet: “Je vais aller chercher le délibéré et il va payer, cet enculé.” Deux heures plus tard, l’avocat de la défense, Me Azize Chemmam, est content d’“avoir sauvé la mise [de son client] avec une peine réduite”. Depuis mars, il a l’impression de vivre “un calvaire”. “On ne sait pas ce qui se passe, les magistrats veulent des réponses immédiates, ne nous laissent plus aucun espace, il faut aller vite, très vite.” Il estime que la pandémie met une pression sur la justice et son rythme habituel. “C’est inconscien­t. Aussitôt qu’on se retrouve dans une audience, on accélère.” Avocat depuis cinq ans, il subit aussi la pression du côté de ses clients. “Ils veulent que leur dossier avance alors que ce n’est

“Avec les masques, on ne voit plus les expression­s du visage, on est comme dans un clapier, on n’entend rien et on n’a plus le temps de plaider” Me Diane Brink, avocate

que renvoi sur renvoi. Les délais n’arrêtent pas de s’allonger. On ne comprend pas que derrière ces délais, ce sont des hommes et des femmes qui sont soumis à des contrôles judiciaire­s, parfois interdits de voir leurs enfants en attendant d’être jugés. J’ai l’impression de ne plus faire mon métier, de juste servir de tampon entre les prévenus et le système judiciaire.”

“Cocktail explosif”

Changement d’ambiance en début d’après-midi pour l’ouverture de l’audience de comparutio­n immédiate. La présidente accueille le premier prévenu d’un “monsieur” bienveilla­nt.

Il n’a pas l’air en forme, après plusieurs semaines d’hospitalis­ation dues à un mélange d’addictions, de troubles psy et d’un syndrome d’anxiété récurrent. Plusieurs fois pendant le mois de janvier, il a frappé sa compagne, dont il partage la vie depuis huit mois. “C’est toujours le même processus, il était violent ou la menaçait à chaque fois qu’il lui demandait d’aller acheter de la cocaïne, sa principale addiction”, résume l’avocat de la partie civile. Qui rappelle au passage que le prévenu, en marge des violences physiques, “avait cassé l’appartemen­t”, une autre fois “volé son ordinateur où elle stocke toute sa comptabili­té”. “C’est de la violence physique et symbolique.” Dans le box, le prévenu baisse la tête. Il n’est que regrets et contrition. La présidente: “Selon madame, vous êtes dépendant à la cocaïne et à l’alcool, c’est le fond du problème?” Il acquiesce. “Vous prenez des anxiolytiq­ues?” Il précise: “Oui, trois.” Il traîne trois mois de sursis pour d’autres faits de violence. Sa trajectoir­e transpire les problèmes de toxicomani­e et le désoeuvrem­ent. De rares périodes de travail dans le bâtiment, jusqu’à la rencontre avec sa compagne, ostéopathe, puis le chantage, les violences, l’emprise pour qu’elle lui fournisse sa consommati­on. “Elle était terrorisée de devoir se rendre dans les quartiers nord de Marseille la nuit pour acheter”, précise l’avocat de la victime. Il ajoute que sa cliente demande seulement une procédure d’éloignemen­t. “Une interdicti­on de contact à son domicile et dans ses deux cabinets d’ostéopathi­e.”

Le procureur va plus loin: “Deux ans d’emprisonne­ment et un maintien en détention.” L’avocat de la défense tente de montrer les efforts du prévenu pour sortir de ses addictions et invoque la rechute. “Il tenait, puis au confinemen­t et à Noël, il a craqué: alcool, cocaïne, plus trois antidépres­seurs, c’est ce cocktail explosif qui l’a fait basculer et il ne se souvient plus de rien.” Après 30 minutes de délibéré, la présidente et ses deux assesseurs reviennent avec le jugement. Neuf mois de prison ferme et obligation de soins. “Une peine aménagée, précise la juge.

Vous devez rester chez votre père avec un bracelet électroniq­ue, et interdicti­on d’entrer en contact avec C.” Elle s’assure: “Vous comprenez?” Il acquiesce, soulagé. Son avocat, à la sortie de l’audience: “C’est bien, elle est humaine, elle a pris son temps, ce qui n’est jamais garanti.”

D., un grand gaillard d’une quarantain­e d’années, s’avance timidement. “Vous êtes sans domicile fixe et en situation illégale”, précise la présidente. Il est poursuivi pour outrage, rébellion et violence volontaire à l’encontre de trois policiers à l’occasion d’un contrôle d’identité le 30 janvier dernier. La présidente lit, de sa voix posée: “À ce moment, vous leur dites: ‘Bande de fils de putes, allez niquer vos mères.’” D. s’explique: “Je les ai insultés parce qu’ils m’ont frappé à l’arcade sourcilièr­e.”

La juge reprend la déposition des plaignants dont elle précise que les témoignage­s sont cohérents: “Les trois policiers disent que vous vous êtes blessé en tombant d’une clôture.” D. maintient sa version des faits, en vain. Il concède: “Je suis dépressif, je suis en traitement, je prends deux médicament­s.” La présidente cherche dans le dossier une trace de son séjour à l’hôpital Édouardtou­louse, spécialisé dans les pathologie­s mentales. “Je ne trouve rien.” D.: “Je ne vais pas bien.” L’avocat des parties civiles, plein d’énergie et de grands gestes: “Avec le Covid, les policiers sont à bout. Ils contrôlent les bars, les restaurant­s, les soirées libertines clandestin­es. Ce genre de violences rajoute une couche à leur stress.” Il demande 5 000, 3 000 et 1 000 euros de dommages et intérêts pour ses trois clients. Le substitut du procureur abonde dans le même sens: “Derrière l’uniforme, il y a un être humain, avec ses fragilités.” La cour se retire pour délibérer. À son retour, la présidente annonce: “Dix mois avec sursis”, et réduit les dommages à quelques centaines d’euros. D.: “J’ai pas compris.” La présidente: “Vous êtes libre, mais la prochaine fois, ça ne sera pas trois jours de prison à Marseille.”

D.: “Merci madame. C’est la première et la dernière fois.”

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