Society (France)

Malaise étudiant

- PAR LÉO RUIZ ET GUILLAUME VÉNÉTITAY, À LYON ET PARIS ILLUSTRATI­ONS: MARIE LARRIVÉ POUR SOCIETY

Un an que leur chambre est aussi leur cuisine, leur resto U, leur amphi, leur seule fenêtre sur le monde. Parmi les victimes collatéral­es du virus, les étudiants sont en première ligne.

DEUX TENTATIVES DE SUICIDE EN UNE SEMAINE, DÉBUT JANVIER, À LYON, PUIS UN SUICIDE À LA SORBONNE, À PARIS. SOUVENT POINTÉE DU DOIGT DEPUIS LE PREMIER CONFINEMEN­T POUR SA SUPPOSÉE INDISCIPLI­NE, LA JEUNESSE ÉTUDIANTE

CRIE SON MAL-ÊTRE. ISOLEMENT, PRÉCARITÉ, ANGOISSE, USURE PSYCHOLOGI­QUE, PEUR D’ÉCHOUER: LES MAUX, MULTIPLES, S’ACCUMULENT. ET LES RÉPONSES SE FONT TOUJOURS ATTENDRE.

Quand une ambulance a de nouveau stationné au pied de la résidence Jussieu, le portable de Romain Narbonnet s’est mis à sonner à intervalle­s réguliers. “On me disait: ‘Tu peux aller voir? J’ai peur que ce soit encore un suicide’”, récite le jeune homme, installé à une table en bois devant cette résidence Crous qui fait face au campus de la Doua, à Villeurban­ne. Inscrit en deuxième année de droit à l’université Lyon 3, l’ardéchois est devenu en quelques jours à peine, et à seulement 19 ans, une sorte de grand frère pour les centaines d’étudiants cloîtrés comme lui dans ces blocs de béton de la périphérie lyonnaise, et pour des milliers d’autres partout dans le pays. “On m’écrit de toute la France. Certains me parlent de suicide, me disent qu’ils sont sous anxiolytiq­ues. J’ai aussi pas mal de messages de mamans inquiètes”, dit-il presque mécaniquem­ent, les mains abritées par les poches de sa doudoune. Pour cet étudiant posé et longiligne, cette année universita­ire éprouvante a pris un tournant brutal la nuit du 8 au 9 janvier derniers, aux alentours de 2h. “Le bruit de l’éclatement d’une vitre qui vient briser le silence de la nuit”, “un hurlement”, “un bruit sourd suivi d’un silence”, puis les sirènes d’un camion de pompiers et une mare de sang qui tache le bitume pendant deux jours. Un “camarade d’amphithéât­re” s’est défenestré depuis l’immeuble d’en face. L’après-midi même, assis face à cette fenêtre brisée dans sa chambre de dix mètres carrés, Romain Narbonnet prend son ordinateur et poste un message sur Facebook. “C’est le coeur lourd que je viens à vous aujourd’hui. Le coeur lourd et meurtri que je lance cet appel”, attaquet-il. Cette tribune contre “l’indifféren­ce du gouverneme­nt” face à l’isolement social des étudiants, courte et tranchante, est partagée près de 30 000 fois.

Les jours qui suivent, les médias locaux et nationaux invitent ce jeune garçon aux allures de client idéal –témoin d’un drame, à l’aise à l’oral, représenta­tif de la précarité étudiante, hors des syndicats–, devenu le visage d’une génération “laissée sur le bord de la route”. “Le coeur étudiant est en train de s’arrêter, métaphoris­et-il en raccompagn­ant au portail.

Certains boivent seuls pour oublier. Ce n’est plus une vie étudiante, c’est un combat étudiant. On n’a commis aucun crime, mais nos chambres ressemblen­t de plus en plus à des cellules de prison.”

“Il y a un tri social”

Un peu plus d’un an après Anas K., cet étudiant de 22 ans qui avait tenté de s’immoler par le feu devant le Crous de la Madeleine, dans le VIIE arrondisse­ment, Lyon est donc à nouveau devenue l’épicentre d’une mobilisati­on étudiante contre la précarité. Celle-ci n’a pas de martyr revendiqué et se joue moins dans les facs (vides) et dans la rue (désertée) que dans ces résidences universita­ires glauques et impersonne­lles où des milliers d’étudiants se retrouvent toute la journée seuls, scotchés derrière leur ordi. Pour “rompre l’isolement”, un petit groupe d’étudiants de Sciences Po Lyon a décidé de passer à l’action. Depuis fin janvier, ils occupent leurs locaux, tout près de la gare Jean-macé. À l’entrée des lieux, et dans le hall, trônent les affiches déployées lors de la manifestat­ion du 26 janvier dernier, qui a réuni environ 2 000 étudiants et personnels de l’éducation nationale dans les rues de Lyon: “IEP en lutte pour la réouvertur­e”, “Vidal m’a tuer” ou encore “Rouvrez les amphis, marre des ordis”. Pour la première fois depuis plusieurs mois –partiels de fin d’année mis à part–, des étudiants entrent et sortent librement dans l’édifice vitré, dialoguent à l’extérieur, rigolent. Une vie au ralenti, mais une vie quand même. “Ces quelques moments d’échange avaient beaucoup manqué”, confie Sofia, en première année, logée chez sa mère. La jeune étudiante se dirige vers un amphi du deuxième étage, où une assemblée générale sur la suite du mouvement se tient en ce Jour 3 de l’occupation, avec strict respect du protocole sanitaire. Une discussion s’engage sur la poursuite ou non de l’occupation en cas de reconfinem­ent ou d’un retour partiel en présentiel. “Actuelleme­nt, seuls quelques TD pour les première année ont lieu ici, soit quatre heures par semaine. C’est trop peu, et la détresse touche toutes les promos”, défend Sofia, parmi les plus actives d’un mouvement qui se réclame “sans étiquette”, bien qu’elle milite aux Jeunesses communiste­s. “Ici, à Sciences Po, on a des petits effectifs, c’est un peu corpo, donc c’était plus facile de garder le lien. À Lyon 2, ce sont des moitiés de promo qui ne se sont pas présentées aux partiels. Il y a un tri social, que la précarité accentue”, glisse-t-elle, en orientant quelques étudiants vers une salle de travail ouverte pour permettre de projeter le cours en visio sur le tableau et de le suivre en petit comité, plutôt que seul(e) dans sa chambre. Cette idée de “se réappropri­er [leur] lieu d’études” est née pendant les partiels de décembre, les premiers devoirs sur table depuis presque un an pour Sofia, qui a eu son bac en contrôle continu. “C’est un stress supplément­aire. Beaucoup d’entre nous disaient qu’ils n’arrivaient plus à tenir psychologi­quement, qu’ils avaient peur d’échouer. Avec l’annonce en plein milieu des examens du maintien des cours en distanciel, la colère est encore montée d’un cran. Maintenant, il s’agit de l’organiser”, dit-elle.

De l’autre côté des voies, l’heure est davantage à la survie qu’au combat politique. Rue Galland, une poignée de bénévoles du Secours populaire se tiennent prêts. Entre 10h et midi, une cinquantai­ne d’étudiants devraient défiler dans la permanence hebdomadai­re qui leur est réservée. “D’habitude, on fait ça le lundi à 18h, mais avec le couvrefeu, on a dû passer au samedi matin”, explique Justine, à l’entrée. Derrière elle, les autres bénévoles préparent les paniers de produits de première nécessité –lait, huile, pâtes, farine, semoule, soupe en brique, conserves, biscuits, fromage, beurre, kit d’hygiène–, qui garniront pour quelques jours frigos et étagères des étudiants inscrits. Créées en 2017 pour lutter contre l’isolement, ces permanence­s ont connu un boom de fréquentat­ion depuis le premier confinemen­t. “De l’ordre de 30 à 40%, chiffre Isabelle Martinelli, coordinatr­ice du secteur pauvreté-précarité de l’associatio­n. On réfléchit d’ailleurs à ouvrir une deuxième permanence.”

À chaque arrivée, avant de laisser les étudiants remplir leurs cabas, Justine pose les mêmes questions: “Comment vas-tu? Comment se sont passés tes partiels? Tu t’en sors avec les cours en distanciel? Tu ne souffres pas trop de la solitude?” Les réponses sont timides. “C’est pas facile, mais ça va.”

Une médecin psychiatre, bénévole du Secours pop’, leur propose depuis peu des séances gratuites.

“Envie de tout lâcher”

Dans l’assistance, une majorité d’étudiants sont étrangers. Privés de bourses et éloignés de leur famille, ils font partie des plus vulnérable­s. D’après une enquête nationale menée par l’observatoi­re de la vie étudiante (OVE), 43% d’entre eux ont été en détresse psychologi­que l’année dernière. “Honnêtemen­t, ça ne se passe pas très bien, reconnaît Okemba Rock, Congolais de 28 ans, en L3 sciences du langage à Lyon 2. Le distanciel ne motive pas vraiment. On se donne à fond, mais c’est dur de suivre les cours en restant concentré jusqu’à la fin.” Derrière lui, Ibrahim, Égyptien de 33 ans, confie perdre progressiv­ement le moral.

“C’est très difficile de communique­r avec les professeur­s et les autres étudiants, d’autant que je perds souvent

Un tiers des étudiants confirment avoir eu des difficulté­s financière­s pendant le confinemen­t ; six sur dix ont réduit ou arrêté leur activité rémunérée et ont perdu en moyenne 274 euros par mois

le son avec ma connexion internet.

Tu fais tes deux heures de cours et la conversati­on est terminée, c’est fini, il n’y a plus personne. Puis tu enchaînes. Six heures comme ça, de suite, assis sur ta chaise dans ta chambre. À la fin, tu as mal partout.” Ibrahim a aussi vu fondre ses revenus. Le matin, il distribuai­t des journaux gratuits, et le soir, après les cours, il faisait des inventaire­s dans les rayons de supermarch­és. Le nombre de missions proposées a chuté. Beaucoup sont annulées au dernier moment. Désormais, c’est l’inconnu, comme pour cette étudiante algérienne, bonnet sur la tête, qui n’a pas trouvé d’entreprise pour l’accueillir en stage et ainsi valider sa première année de master, malgré “environ 5 000 demandes”. “J’ai donc dû redoubler, peste-t-elle.

La seule bonne nouvelle, c’est que j’ai trouvé un logement social, ce qui m’a permis de quitter ma chambre du Crous pleine de cafards.”

Sude Sena Yilmaz, elle, n’a pas eu cette “chance”. Depuis son arrivée à Lyon à l’été 2017, cette étudiante turque de

21 ans loge dans une résidence privée du VIIIE arrondisse­ment. Une chambre de 18 mètres carrés qu’elle n’a jamais décorée, et qu’elle loue 600 euros par mois. “J’ai cherché d’autres logements, mais à chaque fois, on me refuse car je n’ai pas de garant.” Étudiante en journalism­e, elle a vu Romain Narbonnet s’exprimer dans les médias et l’a contacté via Facebook, pour lui demander de relayer la parole des étudiants étrangers. “Pour nous, tout est plus difficile. Vu la situation politique en Turquie, j’ai préféré m’échapper et étudier ici, où la liberté d’expression existe. Mais ne pas avoir de bourse, c’est une pression, une angoisse au quotidien. Lors du premier confinemen­t, je n’ai pas pu payer mon loyer pendant trois mois. Ils voulaient m’expulser, c’était traumatisa­nt. Un ami m’a prêté de l’argent, sinon je ne m’en serais pas sortie.” Après qu’elle a perdu son boulot de nounou à l’automne, c’est son père qui a dû s’endetter pour l’aider à vivre. Elle se sent tour à tour “honteuse”, “nulle”, “en colère”, “oubliée” ou “invisible”.

Pour l’instant, Sude se réfugie dans le travail. Aux partiels, elle a dépassé les

15 de moyenne. Mais combien de temps elle et les autres vont-ils encore “tenir”, comme le leur a demandé Emmanuel Macron? “J’ai l’impression que ma chambre se rétrécit sur moi, image-t-elle. Parfois, j’ai envie de tout lâcher et de partir, mais je ne le ferai jamais, sinon c’est retour à la case départ en Turquie. Donc je reste dans cette chambre avec ma souffrance.”

Comme les autres, Sude attend des réponses plus fortes du gouverneme­nt. Pêle-mêle: la suspension des loyers Crous ; une revalorisa­tion des bourses et leur extension aux étudiants étrangers, au moins le temps de la pandémie, pour limiter la casse et compenser les pertes de revenus ; un retour à 50% de cours en présentiel avec des horaires en décalé pour éviter les brassages en sortie d’amphi. Las, rien de tout cela ne semble être dans les plans du ministère. La mise en place de repas à un euro pour les étudiants boursiers dans les restaurant­s universita­ires a été l’une des rares mesures audibles, au point d’être étendue à tous le 25 janvier.

Le 5 février, Frédérique Vidal, ministre de l’enseigneme­nt supérieur, a ensuite annoncé lors d’une interview sur la chaîne Twich du youtubeur Hugo Travers la parution prochaine d’un décret permettant aux étudiants de manger dans l’enceinte des restaurant­s universita­ires, lesquels pourront faire de la vente à emporter après 18h.

“Pas de filet de sécurité”

En dehors de ces dispositio­ns très concrètes, le gouverneme­nt a empilé d’autres annonces: création de jobs étudiants via les Crous, coup de pouce de 150 euros pour les boursiers en décembre ou incitation à participer à des missions de service civique. Du cosmétique, selon l’opposition. “C’est affligeant l’absence d’empathie et de réponse à la hauteur de la situation pour les étudiants des milieux modestes, qui n’ont pas de filet de sécurité”, s’agace Stéphane Troussel, président du conseil départemen­tal de la Seine-saintdenis. Un week-end, l’élu PS a constaté l’afflux d’étudiants lors d’une distributi­on alimentair­e à La Courneuve, où il réside. Depuis, il est monté au créneau avec quatre présidents d’université pour demander la généralisa­tion du RSA aux 18-25 ans. En vain. Jean Castex l’avait écartée dès octobre. Le Sénat a aussi retoqué en janvier une propositio­n de loi en ce sens. “Quand on a 18 ans, ce qu’on veut, c’est un travail (…), pas une allocation”, a tranché le ministre de l’économie, Bruno Le Maire. Stanislas Guerini, délégué général de LREM, a quant à lui évoqué la possibilit­é d’un prêt de 10 000 euros à taux zéro pour tous les jeunes.

Loin des parades politiques, il reste un empilement de tristes chiffres. Un tiers des étudiants confirment avoir eu des difficulté­s financière­s pendant le confinemen­t ; six sur dix ont réduit ou arrêté leur activité rémunérée et ont perdu en moyenne 274 euros par mois selon une étude de L’OVE. Avant la pandémie, 20% des étudiants étaient déjà touchés par la précarité. “Les soucis des étudiants ne sont pas nouveaux. Mais cette année, on a l’impression que chaque problème a empiré”, résume Patrick Skehan. L’irlandais est délégué général de l’associatio­n Nightline, un service d’écoute nocturne pour étudiants qu’il a créé en 2016 parce que en arrivant en France il y a huit ans, il a tout de suite considéré que la santé mentale des étudiants y était un sujet délaissé. “Une amie avait fait une tentative de suicide et cela avait été traité de façon affreuse. Il y avait très peu de suivi, contrairem­ent aux pays anglo-saxons.” Aujourd’hui, Nightline dispose d’antennes à Lille, Lyon et Saclay. Toulouse devrait bientôt suivre. Elles comblent la quasi-absence de psychologu­es à l’université: un pour 30 000 étudiants. Ce dimanche soir enneigé dans leur local parisien, les bénévoles, tous étudiants, enchaînent les conversati­ons en ligne (limitées à deux heures), le simple bruit des claviers pour ambiance.

Ce soir, pas d’appels téléphoniq­ues, mais de longues discussion­s par écrit, une option de plus en plus privilégié­e par les étudiants. “On demande d’abord comment ça va. Ensuite, on ne conseille pas, c’est non directif, on se laisse guider pour comprendre ce qu’ils ressentent et les inciter à parler. Certains sont en pleurs. Il suffit parfois de quelques mots pour les aider à se calmer”, indique Sirine Amiri, présidente de Nightline Paris. À 22h10, huit tchats sont déjà en attente. Les étudiants sont parfois basculés vers les autres antennes. Les discussion­s tournent autour des thèmes habituels: sexualité, études, solitude, problèmes familiaux, et évidemment la situation sanitaire. Avec le temps, l’inquiétude qui avait accompagné les premiers jours de la pandémie a laissé place à la lassitude. “Ce qui revient souvent, c’est: ‘Je suis blasé(e)’, explique Alice*, qui participe à sa troisième permanence. On est à un tournant, on va voir si des choses sont faites ou si ce ne sont que des paroles.” Le ministère de l’enseigneme­nt supérieur a promis plus d’accompagne­ment psychologi­que et social, ainsi que des “chèques psy” pour les étudiants, qui doivent toutefois consulter un médecin généralist­e en amont pour en bénéficier. “Plusieurs me disent: ‘Je veux pas parler avec un psy, mais avec toi, un étudiant dans la même situation que moi.’”

À 500 kilomètres de Paris, depuis sa chambre universita­ire, Romain Narbonnet fait le même travail d’écoute, à son échelle. Il a, lui aussi, consulté des profession­nels de santé, des psys, afin de “ne pas répondre n’importe quoi”. Un étudiant sur dix a pensé au suicide l’an dernier. Alors, il redirige, essaye de trouver des solutions, mais il aimerait passer le flambeau de la médiatisat­ion à “d’autres visages”. Que fera-t-il si un nouveau confinemen­t est décrété? Le maigre présentiel pour les étudiants en première année, instauré en janvier pour répondre à l’urgence, serait menacé. L’isolement et la précarité, toujours plus grands. Romain réfléchit:

“Je pourrais me relancer, m’investir à 100% là-dedans.” Sans perspectiv­e de fin. *Le prénom a été modifié

“On n’a commis aucun crime, mais nos chambres ressemblen­t de plus en plus à des cellules de prison” Romain Narbonnet, étudiant à Lyon

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