Thomas Gomart
Qu’est-ce que le Covid-19 a changé aux relations internationales? L’arrivée de Joe Biden au pouvoir va-t-elle transformer la diplomatie américaine? Quelle est la véritable puissance de la Russie? Et que penser d’un monde où les GAFAM sont désormais plus puissants que les États? À toutes ces questions, le directeur de L’IFRI a les réponses.
Depuis un an, la pandémie de Covid-19 a accéléré toutes les tendances déjà à l’oeuvre dans les relations internationales: montée en puissance de la Chine, perte de l’autorité morale américaine, explosion des géants du numérique. Au milieu de tout ça, la guerre telle qu’on la connaissait semble être passée de mode. Un trompel’oeil, selon Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) et auteur de Guerres invisibles.
Au bout d’un an, quels sont les effets du Covid-19 sur les relations internationales? C’est, d’abord, la perte du leadership américain. À aucun moment, les États-unis de Donald Trump n’ont fait de la pandémie un sujet de coopération internationale, alors même qu’ils présidaient le G7. Ensuite, c’est un accélérateur du déclassement européen et du décrochage technologique de l’union européenne dans certains domaines. Puis, le Covid-19 montre la montée en puissance de la Chine, qui a non seulement, contrairement à l’occident, intégré l’importance des pandémies dans ses politiques publiques depuis longtemps, mais qui a aussi développé une diplomatie sanitaire vis-à-vis de pays asiatiques, africains ou d’amérique latine. Dernier effet, enfin, l’omniprésence acquise par les plateformes systémiques, notamment les GAFAM et leur équivalent chinois, les BATX. La crise met en lumière le contraste entre les moyens matériels dont on a manqué –masques, tests, vaccins– et les moyens immatériels –données, plateformes, solutions– qui se sont développés pour surmonter la crise.
Ces entreprises américaines et chinoises ont aujourd’hui le poids économique d’états. C’est un enjeu d’importance, non? Quand vous regardez la capitalisation boursière en juin 2020, les sept majors du numérique représentent 7 168 milliards de dollars, alors que les six plus grandes entreprises énergétiques représentent 2 465 milliards. On est donc en train de passer d’une économie politique fondamentalement basée sur le pétrole et le gaz à une économie politique basée sur la donnée. Cela se traduit par une nouvelle géopolitique. Facebook censure le président des États-unis –juste avant la fin de son mandat– et devient donc un acteur politique à part entière en raison de sa capacité d’organisation de la discussion politique. Et il y a d’autres lignes très sensibles, comme la création de monnaie (notamment la cryptomonnaie Diem, ex-libra, qui doit être lancée par Facebook, ndlr). C’est un sujet éminemment sensible dans la mesure où il touche le coeur de la souveraineté. Un récent rapport du Sénat américain explique du reste que ces situations de monopole ont pour effet de détruire l’entrepreneuriat et l’innovation, et appelle à un démantèlement de ces entreprises. Est-ce que cela est envisageable dans un contexte de rivalité sino-américaine? Côté chinois, les démêlés récents de Jack Ma illustrent la reprise en main par le pouvoir central. Côté américain, Joe Biden a bénéficié du soutien financier de la Silicon Valley, tout en envoyant des signaux pour une plus forte régulation.
L’autre question qui traverse cette rivalité sino-américaine, c’est l’environnement. La Chine parle de ‘civilisation écologique’, alors qu’elle est l’un des plus gros pollueurs du monde. Comment peut-elle concilier les deux? Les États-unis comme la Chine subordonnent leurs politiques numériques et climatiques à leur rivalité stratégique. L’enjeu pour eux est de prendre le contrôle du thermostat mondial. Comment? Dans leur esprit –et c’est très différent des Européens–, les solutions relèvent davantage de la technologie que de la sobriété. Par exemple, ils investissent massivement dans des programmes de géo-ingénierie qui doivent permettre une modification du climat à l’échelle régionale ou locale. Ensuite, dans le cas de la Chine, vous avez un lien étroit entre la civilisation écologique et le contrôle technologique via, notamment, les smart cities. Vis-à-vis des Européens, le discours politique est le suivant: ‘Au nom de quoi allons-nous renoncer à l’élévation de notre niveau de vie alors que vous, Occidentaux, l’avez eue en étant pollueurs pendant deux siècles?’ Dans le cas américain, c’est différent. Bush père disait: ‘Le mode de vie américain n’est pas négociable.’ Et l’électorat Trump montre que non, il n’est toujours pas négociable. La notion de limite pour un développement économique n’a pas le même poids qu’en Europe, le concept de principe de précaution non plus. On a donc les deux principales puissances rivales, qui représentent 45% des émissions de CO2 à elles deux et qui sont deux économies extractives, très interpénétrées. Une grande partie de la lutte contre le réchauffement climatique dépend fondamentalement de Washington et Pékin. S’il n’y a pas de changement manifeste d’orientation du côté de ces deux pays, la perspective tracée par les accords de Paris n’ira pas loin. Cela ne veut pas dire que les autres ne doivent rien faire, mais c’est d’abord là que ça se joue.
“Les Européens voyaient la mondialisation comme un système d’interdépendance qui aurait été égalitaire. Eh bien non! Quand on n’a pas de masques, on n’a pas de masques. Quand on n’a pas les vaccins, on n’a pas les vaccins. Si vous n’êtes plus capables de produire, vous êtes très rapidement déclassé”
Vous tirez un fil direct entre la peur de l’hiver nucléaire pendant la guerre froide et celle de l’apocalypse climatique aujourd’hui. Expliquez-nous. Le suivi des arsenaux nucléaires pendant la guerre froide s’est traduit par le développement de capteurs pour savoir quand l’autre faisait ses essais.
On a commencé à tout mesurer, en mer, dans l’espace aérien, dans l’espace exoatmosphérique, par satellite, et c’est par ce biais qu’on a pris conscience collectivement de la dégradation du système environnemental. Ce qui fait dire à certains que l’anthropocène ne commence pas à la fin du xviiie siècle, mais à Hiroshima et Nagasaki, avec l’usage de l’arme nucléaire, qui est la dégradation la plus poussée de l’environnement.
Durant la guerre froide existait la peur d’un conflit militaire entre les États-unis et L’URSS. Ce n’est plus le cas aujourd’hui entre les États-unis et la Chine, si?
Les militaires n’ont plus le monopole de la guerre, c’est devenu plus subtil, plus diffus. L’affrontement peut se faire dans le domaine financier ou sanitaire, par exemple. Il peut passer par des phases d’affrontement puis de collaboration. Il peut se faire dans le domaine réglementaire ou médiatique. Au fond, ni la Chine ni les États-unis n’ont intérêt à un affrontement direct, même si ce n’est jamais une option à écarter. On peut tout à fait imaginer des scénarios de grande guerre entre puissances de second rang. L’attitude de la Turquie récemment, ou de la Russie après l’annexion de la Crimée, montre que le recours au militaire, au sens classique du terme, reste une option pour un certain nombre de pays. Les Occidentaux ont multiplié les interventions militaires au cours de la dernière génération. Les critiques sur le manque d’effets politiques des interventions en Afghanistan, en Irak, en Libye ou au Mali sont en train de faire oublier qu’un outil de défense, ça sert peutêtre à faire des opérations extérieures, mais ça sert surtout à se défendre. L’option d’avoir à gérer de la violence politique sur son propre sol n’est absolument pas à écarter, même si elle peut être multiforme.
Vous ne donnez pas un poids énorme au terrorisme dans la marche du monde, alors qu’en France, on a tendance à en faire l’alpha et l’oméga. Comment expliquez-vous ça?
Selon moi, ce ne doit pas être l’alpha et l’oméga. C’est évidemment une menace très sérieuse, mais ce n’est pas la principale. Dire cela ne vise pas à nier ses effets ni le fait que l’on est clairement désignés comme l’ennemi principal par les terrorismes islamistes. Dire cela revient à attirer l’attention sur le fait que notre modèle de société est beaucoup plus menacé, à terme, par les grandes transformations géoéconomiques et technologiques que par des attaques djihadistes. Pour faire image, l’histoire de notre pays, c’est en moyenne 1 000 morts par jour pendant la Première Guerre mondiale, 100 par jour pendant la Seconde Guerre mondiale et dix par jour pendant les guerres coloniales. Et c’est grosso modo dix morts militaires par an depuis 1963. On a pris l’habitude de tenir notre sécurité comme acquise. Rien ne l’est. Regardez ce que provoquent les 264 victimes, presque toutes civiles, du terrorisme depuis 2015 dans notre organisation ou dans l’évolution de notre droit. Ça veut
dire quoi si, demain, on subit des attaques provoquant un nombre bien plus important de victimes? Comment réagirait notre système démocratique? Ce ne sont pas forcément des perspectives réjouissantes, mais on ne peut pas les écarter quand on essaie de faire de la prévision. Ce n’est pas un scénario de science-fiction. Le terrorisme relève de la violence politique. Ce n’est pas le cas du Covid. En ce sens, les états d’urgence sécuritaire et sanitaire sont de nature profondément différente. Néanmoins, ils obligent à changer de temporalité. En avril dernier, j’étais sur un plateau de télévision, où on me disait: ‘Le Covid, cet été, c’est fini.’ J’ai fait cette réponse: ‘En 1914, quand les gens sont partis au front, ils ne savaient pas que ça allait durer quatre ans.’ Si on s’était vus début février 2020, on aurait eu une discussion fort différente. Il y a des points de bifurcation. Sur le plan géopolitique et géoéconomique, le Covid en est un autrement plus important que le Bataclan.
Notre réaction face au Covid-19 est d’ailleurs plus forte qu’au moment de la grippe espagnole. Absolument. Il faut essayer de comprendre comment le rapport à la mort de nos sociétés est en train de changer. La mort de masse est sortie de notre horizon. On ne peut que s’en réjouir. Si vous lisez Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès (paru en 1974, ndlr), vous verrez qu’il y a un changement anthropologique majeur, très lié à l’évolution de l’empreinte religieuse. Avant, les gens se préparaient à la mort. Aujourd’hui, c’est une sorte d’évacuation. D’un côté, on nous propose la ‘collapsologie’, et de l’autre, le transhumanisme. Ce sont deux perspectives qui, je trouve, sont une négation de ce qu’on est.
Vous dites qu’il y a d’autres formes de guerre que la militaire, comme les cyberattaques ou la guerre financière, mais est-ce que celles-ci, concrètement, provoquent des morts? On peut se dire que l’opinion publique sera toujours plus sensible à un attentat. Il y a un travail à faire sur le fait que, par exemple, la guerre financière détruit des pans entiers d’économie avec des conséquences sociales qui brisent des vies. Effectivement, ça ne décapite pas des gens, mais ça met des générations entières de côté. C’est moins spectaculaire, c’est invisible, mais néanmoins bien réel. Je parle aussi, dans mon livre, de confrontation cognitive où l’enjeu n’est pas de contraindre les corps, mais de prendre le contrôle des cerveaux pour imposer un modèle ou un système de valeurs. Cela devient très difficile d’échapper à ça. La technologie ne pense pas, mais elle façonne nos rapports sociaux, et par construction les rapports de force internationaux. Celui qui ne la maîtrise pas la subit, et celui qui n’est pas capable de se la procurer est dans une situation de domination par rapport à l’autre. On est dans un système d’interdépendance qui, à mon avis, ne va pas se réduire –même s’il y a une limitation des échanges de biens matériels avec la crise sanitaire– et qui va même s’intensifier par les flux d’information. Or, toute interdépendance est forcément asymétrique, et il vaut mieux être du bon côté. C’est ça que les Européens sont en train de comprendre. Ils voyaient la mondialisation comme un système d’interdépendance qui aurait été égalitaire. Eh bien non! Quand on n’a pas de masques, on n’a pas de masques. Quand on n’a pas les vaccins, on n’a pas les vaccins. On ne peut pas être une puissance technologique sans être une puissance manufacturière. Si vous n’êtes plus capable de produire, vous êtes très rapidement déclassé.
Il y a une prise de conscience avec le Covid-19, on commence à dire qu’il faut rapatrier nos industries, mais est-ce possible de faire demi-tour? Il y a une illusion à croire qu’on peut rapatrier des chaînes de valeur comme ça. Aujourd’hui, la France doit avoir 13% de son PIB qui
vient de l’industrie. Pour regagner des points, c’est un effort considérable. C’est de l’investissement, de la formation, et aussi tout un rapport au travail. Qui, à 20 ans, a envie d’aller travailler à l’usine aujourd’hui? Pourtant, les Européens doivent comprendre qu’il faut un appareil productif. C’est sympa la tertiarisation, mais il faut être capable de fabriquer des choses soi-même, si possible des choses que les autres ne savent pas fabriquer, ou le faire mieux qu’eux. Pour les Européens, il y a aussi une prise de conscience qu’il y a une grande bataille à livrer sur les données industrielles. Dans cinq ans, il existera 150 milliards de terminaux connectés, dont un milliard de caméras de vidéosurveillance. Tout ça génère un flux exponentiel, un volume de données qui double tous les deux ans. Si on n’est pas capables de le gérer par nous-mêmes, notre dépendance ne pourra que s’accentuer. On en est capables parce qu’on a encore des acteurs industriels de premier plan pour le faire, mais il ne faut pas rater ça.
Vous êtes à la base un spécialiste de la Russie mais vous ne semblez pourtant pas l’identifier comme une très grande puissance, alors que ce pays a une grosse place dans les médias en France. C’est encore un miroir déformant? C’est très dur de parler de la Russie dans l’espace médiatique, parce que vous avez tout de suite les pour et les contre, de manière extrêmement caricaturale. Tout le travail qu’on fait depuis des années à
L’IFRI consiste à maintenir des liens avec la Russie pour l’apprécier au plus juste. Je ne considère pas qu’elle soit seulement une ‘puissance régionale’, comme l’administration Obama l’avait qualifiée. Et en même temps, elle n’est plus du tout dans la course par rapport à la Chine ou aux États-unis. Elle est dans une sorte d’entre-deux. Si vous regardez le triangle Urss-chine-états-unis au début des années 70, le segment principal était soviéto-américain. Aujourd’hui, il est évidemment sino-américain. La Russie, comme l’europe occidentale, rétrécit à l’échelle globale. Mais la particularité de ce rétrécissement, c’est qu’il s’agit d’un État capable de conserver une forme de solitude stratégique et de s’organiser en ce sens. C’est notamment un pays qui partage 90% de l’arsenal nucléaire mondial avec les États-unis. C’est pour ça qu’on ne peut pas comparer la Russie à la France ou au Royaume-uni sur un plan stratégique. Surtout avec l’agilité et la détermination qu’elle a montrées avec l’annexion de la Crimée, la déstabilisation du Donbass, l’opération en Syrie… Ce que la Russie a fait au cours de la dernière décennie relève de la surprise stratégique. Le pari fait par Macron, c’est que la Russie est en train de basculer dans l’orbite chinoise parce que la relation sino-russe est très asymétrique sur le plan économique, qu’elle le devient sur le plan militaire et que sa relation économique avec les États-unis est très faible.
En parlant des États-unis, le mandat de Trump a-t-il durablement affecté leur statut, ou l’arrivée de Biden va-t-elle leur faire reprendre le fil comme si rien ne s’était passé? En termes d’autorité morale, pour les institutions américaines et pour l’image des États-unis, la période Trump est catastrophique. C’est une crédibilité très sévèrement écornée. Cela dit, Trump a mis en avant de manière frontale la rivalité avec la Chine, et ça, c’est très bipartisan. Il a aussi appelé les Européens à davantage contribuer à leur propre sécurité, ce qui était présent chez Obama et Bush. Il y avait donc chez lui des fondamentaux de la grande stratégie américaine, même s’il les a fait ressortir de manière beaucoup moins courtoise que ses prédécesseurs. Je pense qu’avec Biden, il y aura plus d’attention portée au multilatéral, mais il ne faut pas se tromper sur les objectifs. Biden défait beaucoup de ce qu’a fait Trump, mais sur la Chine, il y a des chances que ça ne bouge pas. La rivalité entre les deux pays est quelque chose de structurel, désormais.
On a l’impression, en lisant votre livre, que l’union européenne n’a pas compris grand-chose. Vous écrivez: ‘Sans doute faut-il cesser de prendre L’UE pour ce qu’elle n’est pas, une actrice capable de jouer le même jeu que la Chine, les États-unis et la Russie.’ C’est quoi l’union européenne, si ce n’est pas ça? (Rires) C’est un prototype politique unique. Et c’est 70 ans de paix. Ça, ça n’a pas de prix. Aujourd’hui, le problème est de surmonter le ‘non’ au référendum de 2005. On a l’impression d’une Union européenne qui se construit hors-sol. Il faut que les Européens se préparent à se défendre, qu’ils intègrent la logique de réarmement dans laquelle les autres sont, mais pas dans une logique de compétition de puissance à puissance. Dans celle de chercher à rendre vivable la mondialisation. Ce serait déjà pas •PROPOS mal. RECUEILLIS PAR TP
Lire: Guerres invisibles (Tallandier)
“Biden défait beaucoup ce qu’a fait Trump, mais sur la Chine, il y a des chances que ça ne bouge pas. La rivalité entre les États-unis et la Chine est quelque chose de structurel, désormais”