Society (France)

David Grann

- PAR STÉPHANE RÉGY, À MAMARONECK (NEW YORK) / PHOTOS: GEORGE ETHEREDGE POUR SOCIETY

Les histoires vraies sont parfois plus folles que la fiction la plus folle. Et les livres de David Grann le prouvent.

“La vie est infiniment plus étrange que tout ce que l’esprit humain pourrait inventer”, s’exclamait Sherlock Holmes dans l’une de ses aventures. Un siècle plus tard, l’écrivain américain David Grann, qui s’est fait pour spécialité de n’écrire que des histoires vraies, prouve aussi que c’est ce qui fait parfois les meilleurs livres.

C’était à l’automne 2019, quelques mois avant que tout ne se fige. David Grann poussait la porte du restaurant phare d’une ville cossue de la lointaine banlieue de New York et hormis le fait qu’il portait un jean et un pull plutôt qu’un pyjama, l’impression qu’il donnait était exactement la même que celle que renvoie la photo prise la semaine dernière et que vous pouvez voir ci-contre: celle d’un type que l’on viendrait de tirer d’un long sommeil, ou d’arracher à une tâche nettement plus noble et importante que faire la conversati­on –par exemple écrire, lire, dessiner, regarder le plafond. À l’époque, l’écrivain américain revenait à peine d’un voyage au large du cap Horn. Il y était parti mener des recherches pour un prochain livre, une histoire de naufrage, d’île déserte, de mutinerie et de meurtre, qu’il présente comme un “Sa majesté des mouches, pour de vrai”. Mais s’il s’était déplacé jusqu’à ce restaurant italien installé dans une vieille gare réhabilité­e, c’était surtout pour évoquer le livre d’avant, celui qui, délai de traduction oblige, ne nous arrive qu’aujourd’hui en France: The White Darkness. Une histoire de naufrage et d’île déserte aussi, dans son genre: celle d’henry Worsley, un explorateu­r anglais mort en janvier 2016 d’avoir tenté de traverser l’antarctiqu­e d’une extrémité à l’autre, sans compagnon et à pied, seulement aidé d’un traîneau qu’il avait prévu de tirer lui-même au moyen d’un harnais sanglé autour de sa taille. Un voyage de 1 600 kilomètres encombré de sommets perchés à 3 000 mètres d’altitude et de milliers de crevasses que personne, dans l’histoire de l’humanité, n’avait réussi à effectuer seul avant lui. Vanité des hommes: après 71 jours passés au milieu des glaces, Worsley, à bout de force, comprit qu’il ne s’en sortirait pas non plus et appela les secours. Trop tard. Ses cendres sont aujourd’hui enterrées dans la terre gelée, au fond d’un petit trou, sur une île de Géorgie du Sud.

Avant d’en faire un livre et d’en parler au-dessus d’un plat de pâtes à la sauce tomate, c’est en fan et quasiment en direct que David Grann avait suivi le voyage mortuaire d’henry Worsley. Presque chaque soir pendant les

71 jours que dura son périple, en effet, l’anglais avait appelé avec son téléphone satellite un ami resté au pays pour lui confier ses enthousias­mes, ses doutes, ses souffrance­s et lui récapitule­r sa journée. Conversati­ons que l’ami en question postait ensuite religieuse­ment en ligne. Depuis sa maison, à des milliers de kilomètres de Worsley, David Grann faisait partie des auditeurs de ce journal intime public. Une histoire d’intérêt personnel avant d’être profession­nel: comme Henry Worsley, Grann a grandi en lisant les aventures d’ernest Shackleton, le légendaire explorateu­r polaire du début du siècle dernier auquel Worsley a, toute sa vie, voulu rendre hommage et se mesurer. Et comme pour Worsley, cela a laissé chez lui des traces profondes: en 2010, dix ans avant The White Darkness, David Grann avait déjà publié La Cité perdue de Z,

364 pages consacrées aux mésaventur­es d’un autre explorateu­r, Percy Fawcett. Persuadé de pouvoir retrouver les traces d’une ancienne civilisati­on au milieu de la jungle amazonienn­e, Fawcett, un contempora­in de Shackleton, avait multiplié les expédition­s au plus profond des tropiques. Disparu corps et âme dans la nature en 1925 sans que son cadavre ne soit jamais retrouvé, il est aujourd’hui une légende, en même temps qu’une inépuisabl­e source de fantasmes et de théories: il se murmure qu’il ait pu mourir de maladie, être assassiné par une tribu locale ou, tout simplement, qu’il ait choisi de se retirer de la civilisati­on pour partager l’existence des indigènes jusqu’à son dernier souffle.

L’incroyable hostilité de la nature et comment cette hostilité peut tuer ou rendre fous les êtres humains: tout cela, que les films de Werner Herzog ont gravé pour toujours au cinéma, figure en bonne place dans les livres de David Grann. Mais plus important encore, The White Darkness et La Cité perdue de Z interrogen­t ce qui, en préambule et à un siècle d’écart, a bien pu pousser des hommes à quitter le douillet monde occidental pour se plonger dans des contrées aussi extrêmes et inhospital­ières, au point d’accepter l’idée de ne pas en revenir vivants. “Je veux dire: quel est le véritable objectif ? demande David Grann à voix haute. Au mieux, vous réussissez à atteindre votre point d’arrivée. Mais en réalité, ce point n’est jamais

rien d’autre qu’un ensemble de données géographiq­ues au milieu d’un désert ou d’une jungle. C’est donc qu’il y a quelque chose d’autre.” Quoi? Dans The White Darkness, Grann répond en citant la phrase de Thomas Pynchon, selon qui “tout le monde a son Antarctiqu­e”, autrement dit un endroit que l’on cherche désespérém­ent à atteindre afin d’y trouver des réponses sur nous-même. Son métier à lui consiste à débusquer cet Antarctiqu­e chez les gens sur lesquels il écrit et à raconter comment une vie peut, au bout du compte, se résumer à la quête qu’il faut mener pour le retrouver. Il n’est certes pas le seul à le faire –c’est, après tout, une définition possible de la littératur­e– mais dans son genre, David Grann

“est sans doute l’un des meilleurs”, explique James Gray, qui a adapté au cinéma

La Cité perdue de Z. Le réalisateu­r loue notamment, chez son collègue écrivain, “la capacité de s’emparer d’un sujet obscur et de le rendre, en le tournant en quête, aussi palpitant qu’un thriller grand public”. C’est la spécialité de Grann, et ce qui lui permet de transforme­r la moindre brève de fin de journal en odyssée, qu’il s’agisse d’une exploratio­n polaire ratée, de l’incendie d’une maison en bois d’un quartier populaire au Texas (Trial by Fire), du destin d’un Américain engagé dans la révolution cubaine (The Yankee Comandante), d’une brigade d’ouvriers de la voirie new-yorkaise (Une cité de l’eau) ou des aventures d’un braqueur de banques jamais repenti (The Old Man and the Gun). Et c’est, aussi, ce qui fait que son nom brille désormais à Hollywood. Après Trial by Fire, The Old Man and the Gun et, donc, La Cité perdue de Z, La Note américaine, le livre que David Grann a consacré en 2018 aux meurtres d’indiens Osages dans l’amérique du début du xxe siècle, sera bientôt adapté au cinéma. Martin Scorsese sera derrière la caméra, et Leonardo Dicaprio et Robert De Niro devant. Le tournage commencera dès que les choses auront cessé d’être figées. Commentair­e de l’auteur: “Cela va enfin me permettre d’avoir l’air un peu cool aux yeux de mes enfants parce que la moitié du temps, ils se demandent ce que je fais.”

Pêche malheureus­e en Nouvelle-zélande

C’est là le paradoxe David Grann: s’il écrit majoritair­ement sur des hommes et des femmes aux destins extraordin­aires, lui mène une vie presque sans événements. Il le confie sans gêne, il est du genre

“à prendre l’ascenseur plutôt que l’escalier” quand cela est possible. Il a quitté le bruit de New York pour habiter une ville où il ne se passe jamais rien de notable. Il passe de longues heures à regarder la NBA. Et un retour aux photos qui illustrent cet article oblige à l’avouer: sa dégaine le rapproche plutôt de George Costanza, de Seinfeld, ou de Dennis Franz, l’acteur de NYPD Blue, que de Robert Pattinson et Charlie Hunnam, les deux stars de La Cité perdue de Z. Pas une critique: cela achève de le situer quelque part entre l’intellectu­el new-yorkais et le flic à gobelet de café, ce qui représente en fin de compte une assez bonne définition de son travail.

Depuis près de 20 ans maintenant, David Grann mène des enquêtes au long cours pour le New Yorker. À ce titre, il est, à 53 ans, l’un des plus éminents représenta­nts mondiaux de ce que l’on appelle la narrative non-fiction.

Pour résumer: des textes basés sur des histoires vraies et des personnage­s réels, comme le sont les articles de presse, mais rédigés avec un soin et des techniques narratives proches de la littératur­e. Jugés la plupart du temps trop longs et trop écrits pour faire des articles et trop courts et pas assez fantaisist­es pour faire des romans, les textes de narrative non-fiction ont longtemps, en France, souffert d’un statut bâtard, sinon maudit. Aux États-unis, à l’inverse, le genre jouit d’une grande réputation. Il a ses journaux –le New Yorker, The Atlantic, Harper’s–, ses pionniers –Joseph Mitchell, John Mcphee–, ses mythes –Tom Wolfe, Joan Didion–, ses stars actuelles –Jon Krakauer, Susan Orlean1. Quand elles ne prennent pas huit mois pour écrire un article, ses figures de proue font paraître des livres, qui terminent régulièrem­ent tout en haut de la liste des best-sellers, avant d’être traduits dans plusieurs langues.

D’une certaine manière, David Grann était prédestiné à rejoindre ce club d’élite. Sa mère est l’une des éditrices les plus réputées des États-unis. Sa femme est journalist­e. Sa belle-mère l’était aussi. Son beau-père également, pour le New York Times. Pour autant, la route qu’il a empruntée pour parvenir au statut qui est le sien aujourd’hui comporte de nombreux détours. Jeune, Grann se rêve davantage écrivain que journalist­e, ce qui le mène à suivre des études de littératur­e. Problème: il s’aperçoit vite qu’il ne sera pas Hemingway. “Il y a des écrivains qui ont une voix, on a l’impression qu’ils sont nés avec, et cette voix imprègne tous leurs textes, qu’importe le sujet sur lequel ils écrivent. Vous prenez un roman de Philip Roth, de Toni Morrison: vous savez immédiatem­ent que vous êtes

“Grann a la capacité de s’emparer d’un sujet obscur et de le rendre aussi palpitant qu’un thriller grand public” James Gray, qui a adapté La Cité perdue de Z au cinéma

en leur présence. Moi, je n’avais pas ça. Et cela m’a fait comprendre très tôt que même si je voulais écrire, je ne serais jamais un poète et n’écrirais pas de fiction.” Que faire de ce constat qui en a détruit plus d’un(e)? Le premier boulot que Grann trouve est un lot de consolatio­n: un job de journalist­e à Washington, pour The New Republic. Il y suit essentiell­ement la politique américaine et l’actualité du Congrès, deux missions dans lesquelles il se révèle assez médiocre. Grann est trop lent, peine à hiérarchis­er les informatio­ns, ne parvient pas à trouver la clé de ce monde politique fait de communicat­ion officielle et de breaking news. Il effectue aussi du travail de correction, alors qu’il est “mauvais en grammaire” et a “une vue déplorable”. Et puis un jour, la révélation: The New Republic l’envoie en Ohio faire le portrait d’un membre du Congrès du nom de James Traficant. Un genre de Donald Trump provincial avant l’heure, vulgaire et populiste. Sur place, Grann se rend compte que Traficant est lié à la mafia locale. Mieux: que le coin est l’une des dernières régions d’amérique entièremen­t contrôlée par la pègre. Il s’aperçoit, surtout, que la réalité des choses, une fois qu’on en a gratté le vernis, ressemble rarement au tableau de départ. Il l’écrit dans un long papier titré “Crimetown USA”, qui lui prouve, s’il en était besoin, que l’on peut faire de la littératur­e avec des faits réels. Après sa parution, en 2000, il se dit: “Voilà les histoires que je veux raconter.”

Et démissionn­e de The New Republic.

Le deuxième tournant de sa carrière interviend­ra quatre ans plus tard. Embauché depuis peu par le New Yorker, Grann vend à son rédacteur en chef, David Remnick, une histoire en or: un reportage en Nouvelle-zélande en compagnie d’un pêcheur qui entend capturer vivant un bébé calamar géant, une espèce dont on sait qu’elle existe mais que personne n’a jamais, jusqu’ici, pu vraiment étudier scientifiq­uement. David Grann le sent, cette expédition sera la bonne. “J’avais déjà l’article en tête: nous allions capturer ce bébé, le voir grandir en captivité, nous serions les premiers à documenter son existence, une histoire parfaite.” Sur place, hélas, tout tourne de travers: un typhon s’annonce, il pleut des cordes, la mer est démontée et le bateau reste à quai de nombreux jours tandis que David Grann regarde, paniqué, ses notes de frais s’épaissir et son histoire lui filer inexorable­ment entre les doigts. Quand finalement l’embarcatio­n peut partir, c’est la nuit. Le bateau, un skiff minuscule, ne compte que trois personnes à bord: le pêcheur –un type fauché et bourru–, un étudiant inexpérime­nté et lui-même, qui préfère prendre l’ascenseur que l’escalier. L’équipage est en mer depuis cinq jours, déprimé et balloté par les flots, quand enfin l’animal tant convoité apparaît dans leurs filets. Malheur, il s’en échappe aussitôt et disparaît à tout jamais dans les profondeur­s de l’océan, avant que les trois hommes aient pu l’observer en détail. David Grann n’écrira jamais son scoop, mais de retour à New York, il fait mieux: il raconte l’histoire du pêcheur, un personnage si obsédé par l’idée de capturer son calamar qu’il n’a pas hésité à tout sacrifier pour ce rêve et qui, au moment où il croit enfin toucher au but, perd tout. Une sorte de Moby Dick des temps modernes. “Cette vérité était tellement plus profonde, tellement plus significat­ive, surprenant­e et subversive que la connerie que j’avais concoctée dans ma tête, mesure Grann aujourd’hui. Au fond, si tout avait marché comme prévu, nous aurions capturé ce calamar, et puis quoi?” De cette mésaventur­e, David Grann a tiré trois leçons qui mènent tout droit à

La Cité perdue de Z ou The White Darkness. La première, déjà explicitée: il existe peu de récits aussi prenants que ceux qui tournent autour d’une quête ou d’une obsession. La seconde: chaque histoire porte sa part d’échec, et un échec nous en apprend toujours plus sur le monde et l’existence qu’une réussite. La troisième, peut-être la plus importante: la narrative non-fiction, quand elle est bien faite, peut vous mener dans des endroits où la fiction ne se risquerait pas. “Je me rends compte que j’écris aujourd’hui beaucoup d’histoires qui ressemblen­t aux livres que je lisais quand j’étais enfant, mais que j’ai en quelque sorte gravité vers les versions réalistes de ces histoires, explique l’auteur. Et il se trouve que dans ces versions réalistes, on finit par subvertir le genre parce qu’on doit prendre en compte tous les ratés, les failles, l’imprévisib­ilité de la vraie vie. Quand on ôte le romanesque, on s’éloigne forcément de ses idées préconçues, de l’histoire idéale qu’on s’était racontée, et on se retrouve immanquabl­ement face à des zones d’ombre que l’on aurait peut-être eu tendance à laisser à l’écart dans le cadre d’une fiction.” Comme par exemple: Henry Worsley est aujourd’hui révéré comme un héros en Angleterre, mais il est aussi quelqu’un qui a laissé derrière lui, par pur ego, une femme, deux enfants, un chagrin et une douleur immenses ; Percy Fawcett cherchait à entrer en contact avec les tribus amazonienn­es sur un mode qui n’était pas celui de la guerre ni de la colonisati­on, mais, ce faisant, il a contraint son épouse à rester à la maison toute sa vie, l’empêchant de réaliser ses rêves à elle.

L’anti-netflix

Si l’on reconnaît souvent un(e) écrivain(e) de narrative non-fiction à la longueur de ses textes, il est aussi possible de le faire à la taille de son ego. Comme l’expliquait Joan Didion un jour qu’on lui demandait ce qui la poussait à écrire, “si vous vous amusez à prononcer à voix haute le début de chaque mot de la phrase ‘why I write’, vous entendrez les sons ‘I, I, I’”. Soit: je, je, je. David Grann est un peu différent. “Je suis loin d’avoir le style éthéré et magique de Didion”, admet-il sans peine. S’il lui arrive, quand il le juge nécessaire, de se mettre en scène dans ses récits, Grann préfère en général s’effacer au profit de l’histoire. Ce serait même presque un mantra pour lui: l’histoire, l’histoire, l’histoire. Mais toute l’histoire, alors. Car pour découvrir l’antarctiqu­e de ses personnage­s, Grann a besoin de tout connaître: le lieu, le contexte historique, les protagonis­tes secondaire­s, leur

“Il y a des écrivains qui ont une voix, on a l’impression qu’ils sont nés avec. Moi, je n’avais pas ça. Cela m’a fait comprendre que je n’écrirais pas de fiction” David Grann

métier et comment ils le pratiquent. Cela exige un temps de maturation long, un caractère têtu, une maison avec des pièces assez grandes pour stocker des montagnes d’archives, et donne à l’arrivée des livres amples, qui ne se refusent aucun détour: l’histoire de la création du FBI dans La Note américaine ou le récit des multiples expédition­s polaires concurrent­es du début du xxe siècle dans The White Darkness, par exemple. À écouter Daniel Zalewski, qui édite ses textes pour le New Yorker, ce mélange de modestie et d’ambition extrêmes est justement ce qui rend les textes de Grann si précieux: ils sont, sinon objectifs, du moins parfaiteme­nt honnêtes. “Contrairem­ent à ce qui se passe avec les documentai­res Netflix, il est très rare que les gens aient quoi que ce soit à lui reprocher une fois que ses récits sont publiés. Il ne trouve jamais personne pour dire qu’il a laissé de côté des faits cruciaux ou donné une version injuste de l’histoire.” Plus fort encore, cette façon de faire l’empêcherai­t de tomber dans tout cynisme ou effet de manche gratuit. “Je me souviens d’un article qu’il avait écrit sur un pompier qui avait été l’un des premiers à intervenir dans les Twin Towers, le 11 septembre 2001, continue Zalewski. Le type était torturé par un sentiment de culpabilit­é parce que d’autres membres de sa compagnie étaient morts durant l’interventi­on et que lui avait survécu. De plus, il avait perdu une partie de sa mémoire et ne se rappelait plus comment il avait fait pour s’en tirer. Le sujet était mélodramat­ique au possible, mais David, en prenant soin d’explorer toutes les nuances de l’histoire, n’en a pas fait un mélo.”

Cette approche de son travail, comme son goût pour la littératur­e d’aventure ou criminelle, achève de placer David Grann à part. Il est l’enquêteur que l’on croirait sorti d’un épisode de Sherlock Holmes ou de Colombo, qui arrive après la bataille, se frotte le menton et sort son carnet de sa poche, patiemment, pendant que les autres dégainent leurs flashs. Celui qui regarde sur le bas-côté où il n’y a apparemmen­t rien d’intéressan­t à voir. Qui s’en va puis revient, repart et revient encore, jusqu’à ce qu’il tombe sur quelque chose qui vaille le coup. Qui interroge les gens une fois, deux fois, cinquante fois. Souvent, l’événement a quitté les gros titres de la presse depuis belle lurette qu’il enquête encore dessus. Lorsqu’il a publié en 2008 dans le New Yorker son reportage sur l’imposteur Frédéric Bourdin, cela faisait déjà trois ans que ce dernier avait raconté ses supercheri­es à Christophe d’antonio dans un récit-confession, Le Caméléon: L’invraisemb­lable Histoire de Frédéric Bourdin. Et alors? Aujourd’hui, tout le monde a oublié le livre de D’antonio. Mais l’article de Grann est un classique. Sans surprise, il faudrait plus qu’une pandémie pour le faire dérailler. Cette année 2020, pendant que les journalist­es du monde entier donnaient leur avis sur le virus et que son pays semblait au bord de la guerre civile, David Grann a passé l’essentiel de son temps chez lui, à travailler sur son histoire de naufrage au large du cap Horn. Le livre n’est pas encore achevé pour autant. “J’espère l’avoir terminé d’ici un an”, dit-il. De telle sorte que si le monde devait se remettre en marche, cela n’aurait pas une grande incidence sur ses prochains mois, qu’il passera quoi qu’il arrive chez lui, dans son bureau, au grand désespoir de ses enfants, sans doute. “Je pense que la clé pour écrire un livre consiste juste à s’asseoir et à écrire, même quand on n’en a pas envie”, confie Grann. C’est pourquoi toutes ses journées se ressemblen­t. “Je me lève, je me fais un café, je lis le journal, j’allume mon ordinateur et je me mets au travail. Après quelques heures, je déjeune, puis je me remets devant l’ordinateur. Parfois, l’après-midi, je sors marcher, puis retour devant l’ordinateur. Ce n’est pas une existence très palpitante.” Mais ce n’est pas grave. Pour cela, il y a toujours la vie des autres.

Lire: The White Darkness (Éditions du Sous-sol)

À ce propos, lire Le Temps du reportage, de Robert S. Boynton, une somme sur le journalism­e littéraire américain que les Éditions du Sous-sol publient ce mois-ci.

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