Society (France)

La belgitude des choses

- PAR JULIEN BIALAS, À BRUXELLES PHOTOS: HARRY GRUYAERT / MAGNUM PHOTOS

Il y a presque quinze ans, une émission de la RTBF qui imaginait la partition de la Belgique affolait le pays. Prémonitoi­re?

Bye Il y a bientôt quinze ans, la télévision publique belge francophon­e créait l’émoi en interrompa­nt brusquemen­t ses programmes pour annoncer l’indépendan­ce de la Flandre. Et, donc, la mort de la Belgique. bye Diffusé en direct, le canular suscitait une vague de panique et d’indignatio­n. Son but: ouvrir le débat au sujet des divisions entre francophon­es et Flamands, déjà très présentes à l’époque. Aujourd’hui, alors que la fracture n’a cessé de se creuser, personne, dans le pays, n’a oublié cette folle soirée de décembre 2006. Et si l’émission Bye Bye Belgium avait eu raison avant tout le monde?

“Bonsoir à tous, l’heure est grave.”

Il est 20h21, ce mercredi 13 décembre 2006, quand le visage fermé de François de Brigode, le présentate­ur vedette de la RTBF, la télévision belge francophon­e, apparaît à l’écran, interrompa­nt le programme en cours. “La Flandre va proclamer unilatéral­ement son indépendan­ce, annonce-t-il, solennel. Vous l’avez compris, le moment est important.

En clair, la Belgique en tant que telle n’existerait plus.” Les indépendan­tistes viennent de l’emporter au sein de leur Parlement régional, explique-t-il, tandis que les duplex des journalist­es dépêchés sur le terrain s’enchaînent à un rythme effréné. “Le roi a quitté le pays”, annonce un reporter posté face au palais royal, où un drapeau belge est en berne. “Une Constituti­on flamande vient d’être votée”, confirme un autre, devant le Parlement flamand, tandis qu’une poignée d’indépendan­tistes célèbre le vote dans son dos. Sur le plateau, experts et politiques de tous bords débattent de l’avenir d’une ex-belgique qui apparaît déjà, quelques minutes seulement après l’annonce, plongée dans la confusion la plus totale. Partout, la police est mobilisée. Des avions censés atterrir à l’aéroport de Bruxelles-national sont détournés. Un tram reliant la capitale à la Flandre est obligé de s’arrêter à la frontière: les passagers sont invités à descendre et à prendre un bus d’une compagnie flamande pour poursuivre leur trajet. “Une barrière avec le drapeau flamand avait été placée sur les rails, se souvient l’une d’eux, Caroline Meyer. On ne comprenait pas ce qui se passait.”

Le standard téléphoniq­ue de la RTBF est pris d’assaut. Près de 600 appels doivent être traités en même temps –au total, la télévision en recevra 20 000, ainsi que 10 000 SMS. Des dizaines de personnes se rassemblen­t devant le palais royal pour manifester leur attachemen­t à la Belgique. Puis c’est au tour des ambassades et du monde diplomatiq­ue de s’inquiéter.

“Je ne pouvais pas y croire, se remémore Jacqueline Mahieux, une Wallonne vivant en Flandre, alors devant son écran. Ça paraissait inimaginab­le…” Ça l’était: au bout d’une demi-heure de diffusion, submergée par les réactions, la RTBF décide de rétablir la vérité. Un bandeau est affiché en bas de l’écran: “Ceci est une fiction.” Les manifestan­ts avec leurs drapeaux flamands, les déclaratio­ns politiques face caméra… Rien n’est vrai. Le conducteur du tram? Il était dans le coup. Quant aux reportages, ils ont été enregistré­s en amont, avec la complicité d’intervenan­ts de tous types. Bye Bye Belgium continue encore pendant une heure, mêlant le vrai et le faux, les parodies et les analyses sérieuses sur les conséquenc­es économique­s et politiques d’une scission entre la Flandre et le reste du pays. Puis au moment de rendre l’antenne, Alain Gerlache, directeur de la télévision publique, livre ces quelques mots en guise d’explicatio­n: “Il y a plusieurs façons d’envisager une problémati­que, fût-elle délicate, et d’amener chacun à réfléchir. Raconter une histoire, ça a une force incontesta­ble. On réfléchit parfois plus, on comprend mieux certaines choses après avoir vu un film ou lu un roman.”

Du “très mauvais Orson Welles”

Canular de mauvais goût ou concept génial et visionnair­e? Les concepteur­s de Bye Bye Belgium, préparée dans le plus grand secret sous le nom de code “Karine et Rebecca”, n’imaginaien­t pas, en tout cas, que ce docu-fiction au format inédit aurait un tel impact. Ils ne s’attendaien­t pas, surtout, à un tel niveau de crédulité de la part des téléspecta­teurs. Car ces derniers ont été, pendant le direct, plus de 80% à croire à la réalité de la scission annoncée… Par bien des aspects, l’émission mettait pourtant en scène des faits, des bouleverse­ments concrets immédiats –comme l’épisode du tramway– totalement “invraisemb­lables”, s’étonne encore aujourd’hui Caroline Sägesser, chercheuse au Centre de recherche et d’informatio­n socio-politiques (CRISP). “Si le Parlement flamand votait une déclaratio­n d’indépendan­ce, rien ne changerait aussi directemen­t, pointe-t-elle. En réalité, des années d’incertitud­e, de négociatio­ns, voire de blocage s’ouvriraien­t…” Un peu à l’image de ce qui se passe aujourd’hui en Catalogne, qui s’est prononcée pour l’indépendan­ce en 2017. Mais si autant de gens se sont laissé duper, c’est bien que, dans le fond, l’hypothèse d’une Belgique coupée en deux ne leur semblait pas si invraisemb­lable que ça. Alain Gerlache confirme: “L’idée d’une séparation était déjà présente.”

C’est en particulie­r le cas en Flandre, où quelques mois avant l’émission, à Anvers, la question de l’indépendan­ce avait été abordée frontaleme­nt lors d’un rassemblem­ent de militants, d’intellectu­els et de politiques de la droite et de l’extrême droite. Bart De Wever, président d’un petit parti appelé N-VA, l’alliance néoflamand­e, avait alors dressé ce sombre constat: “La disparité démocratiq­ue est absolue. La Belgique est la somme de deux démocratie­s qui possèdent leur propre réalité socio-économique et culturelle, leur propre paysage politique et leur propre opinion publique.” Au sud, côté francophon­e, en revanche, l’opinion publique est, à l’époque, beaucoup plus dans le déni. Or c’est justement ce qui apparaît encore comme un tabou que le grand penseur et orfèvre de Bye Bye Belgium, Philippe Dutilleul, veut briser. Journalist­e, auteur de nombreuses séquences pour le magazine culte Strip-tease, Dutilleul souhaite mettre le sujet sur le devant de la scène et poser ouvertemen­t le diagnostic d’une Belgique malade de ses divisions. Son autre but: obliger le public à ouvrir les yeux au sujet de la montée du nationalis­me flamand. “Pour la première fois, on a pris conscience de la peur qui existait chez les francophon­es de voir une partie de la Flandre souhaiter l’indépendan­ce et quitter la Belgique, juge a posteriori Ivan De Vadder, journalist­e politique flamand. Bye Bye Belgium a touché un nerf de la société francophon­e.” Et flamande: le lendemain, la Flandre découvre la polémique au sud du pays et s’étonne de la peur des Wallons. Et si l’émission reçoit un bon accueil dans les cercles indépendan­tistes –heureux de voir leur agenda politique ainsi placé sur le devant de la scène–, d’autres s’offusquent de l’image caricatura­le donnée de leur région, supposémen­t séparatist­e, arrogante, voire raciste.

Les francophon­es rétorquent qu’eux aussi en ont marre d’être considérés par leurs compatriot­es comme des chômeurs fainéants, incapables d’apprendre et de parler le néerlandai­s.

Dans la classe politique, c’est encore pire. L’émission suscite, dès ses premières minutes à l’antenne, une vague d’indignatio­n. Alors qu’ils sont toujours en plateau, François De Brigode et Alain Gerlache voient pleuvoir les condamnati­ons d’élus de tous bords. “On a cru qu’on était en train de perdre

nos places”, remet Gerlache. Le cabinet du Premier ministre, Guy Verhofstad­t, évoque du “très mauvais Orson Welles”, en référence au célèbre canular monté par le cinéaste, qui avait, en 1938, fait croire à l’amérique qu’une invasion extraterre­stre était en cours. Présent pour un sommet européen à Bruxelles, Jean-claude Juncker, alors Premier ministre luxembourg­eois, assure que l’émission “fait du tort à la Belgique à l’étranger”. Même le palais royal sort de sa réserve habituelle. Dans un communiqué, il assure ne pas avoir “d’état d’âme en particulie­r, ni sur le fond ni sur la forme de l’émission”. Mais ajoute néanmoins “qu’aux yeux de nombreux observateu­rs, ce programme avait les caractéris­tiques d’un canular de mauvais goût!” Cela n’empêchera pas le roi Albert II d’oser un léger trait d’humour quelques semaines plus tard, lors de son traditionn­el discours de Noël, en déclarant que “le respect mutuel, l’entente et la cohésion seront la réalité et pas la fiction”. À la RTBF, une réunion d’urgence est convoquée dans la nuit même de la diffusion. On craint des suicides et des crises cardiaques. La télévision publique se voit contrainte de présenter ses excuses à ceux qui ont été choqués. Plusieurs personnali­tés politiques exigent que des têtes tombent: des cadres sont sur la sellette. Mais rapidement, les créateurs et les protagonis­tes de Bye Bye Belgium reçoivent le soutien du public, notamment sous la forme d’une pétition recueillan­t 60 000 signatures. Ils finiront par sauver leur peau, malgré quelques réunions de rédaction très houleuses. Une fois l’émotion passée, de nombreux citoyens ont en effet revu leur jugement. À l’image de Caroline Meyer, la passagère du vrai-faux tramway arrêté à la frontière, ils finissent par voir dans Bye Bye Belgium un “excellent scénario suscitant une réflexion plus poussée”.

“Je pouvais parler anglais, mais pas français”

Bye Bye Belgium sert en tout cas, alors, “de révélateur”, juge rétrospect­ivement Alain Gerlache. Diffusée quelques mois avant des élections législativ­es fédérales cruciales, l’émission oblige les différents partis politiques à se positionne­r sur le sujet du séparatism­e. Très vite, le constat d’un pays souffrant d’une très grande fragilité se confirme. Le scrutin, qui a lieu en juin 2007, se soldera par une poussée des séparatist­es du N-VA alliés aux Chrétiens-démocrates et Flamands (CD&V), emmenés par Yves Leterme, très critique à l’égard des francophon­es. Leterme, qui finira par devenir Premier ministre en mars 2008, multiplie les gaffes à l’encontre du royaume au cours de cette campagne et des interminab­les négociatio­ns qui en découlent: interrogé par la presse, il fait montre de son ignorance au sujet de la fête nationale belge, puis se met à entonner La Marseillai­se à la place de

La Brabançonn­e au moment de chanter l’hymne national. Ce qui ne l’empêchera pas de juger “détestable” l’émission

Bye Bye Belgium ni de comparer la RTBF à la radio rwandaise Mille Collines, du nom de la station qui avait encouragé le génocide des Tutsis et de Hutus modérés. Face à ces critiques, les concepteur­s de l’émission se défendent en rappelant que les revendicat­ions flamandes ne sont pas nées ce 13 décembre 2006. Ce qui est exact. Si, à l’époque, sur une grande partie du territoire, francophon­es et Flamands vivent côte à côte sans aucun problème, à d’autres endroits, les aspérités nationalis­tes

Diffusée quelques mois avant des élections législativ­es fédérales cruciales, l’émission oblige les différents partis politiques à se positionne­r sur le sujet du séparatism­e. Très vite, le constat d’un pays souffrant d’une très grande fragilité se confirme

ne s’arrêtent pas à la rhétorique ni aux débats politiques. À Tervuren, en périphérie bruxellois­e mais en Région flamande, où elle réside, Caroline se souvient de “tensions” et “d’activistes flamands dénonçant les commerçant­s qui parlaient français dans leur magasin”.

Puis: “Lorsque je cherchais un job étudiant, je me faisais parfois remballer parce que mon néerlandai­s n’était pas parfait. À la commune, je pouvais parler anglais, mais pas français…” Un séparatism­e qui trouve racine dans l’histoire de la Belgique, créée en 1830: à ses débuts, le royaume est dominé par une bourgeoisi­e francophon­e qui impose sa langue, sa culture et son influence sur tout le territoire. Face à ce sentiment d’inégalité, un mouvement flamand va se créer, se structurer et réclamer une acceptatio­n du néerlandai­s dans l’administra­tion, l’enseigneme­nt ou encore la justice. Avec de nombreux succès tout au long des XIXE et XXE siècles. “Pourtant, le fait que la Flandre domine la Belgique politiquem­ent et économique­ment depuis la Seconde Guerre mondiale n’a pas suffi à apaiser cette soif de reconnaiss­ance nationale”, analyse Caroline Sägesser. Le journalist­e politique Ivan De Vadder, lui, tranche: “Il n’y a jamais eu de paradis belge. Le clivage entre les deux communauté­s a toujours existé.” Et il n’a cessé, au fil du temps, de grandir. Cela en raison de plusieurs facteurs, poursuit De Vadder: “La nouvelle génération a grandi dans un enseigneme­nt communauta­risé. Avec une éducation unilingue, très différente des deux côtés du pays, (…) et la création de la chaîne privée VTM, qui a marqué l’arrivée d’une opinion publique flamande, d’un langage flamand, d’une fiction flamande, d’un JT flamand…” Autre explicatio­n: l’absence de circonscri­ption électorale nationale. En Belgique, excepté à Bruxelles, les francophon­es ne peuvent voter pour des candidats flamands, et vice versa. “Cela renforce naturellem­ent le discours régionalis­te, souligne Caroline Sägesser. Le système est miné dans ses fondations. Les partis ne mettent pas en avant des thèses favorisant l’intérêt général au niveau du pays.”

La météo, seul sujet national

Presque quinze ans après sa diffusion, le titre de l’émission ressurgit régulièrem­ent sur la place publique et dans les discours politiques. “Dès que la situation se tend très fort sur le plan communauta­ire, l’expression revient, décrit Alain Gerlache. Je pense qu’il est toujours plausible que la Belgique se sépare un jour.” Car même si cette éventualit­é n’est souhaitée que par une minorité de Flamands (en fonction des sondages, ils seraient seulement entre 17 et 37% à réellement vouloir l’indépendan­ce), dans les faits, la fracture entre les deux communauté­s n’a cessé de se creuser depuis 2006. Sur le plan linguistiq­ue, notamment. En Wallonie, en 2017, à peine plus d’un élève sur trois a opté pour le néerlandai­s comme première langue étrangère –il y a quinze ans, ils étaient encore 50%. L’évolution est à peu près similaire côté flamand, où les jeunes sont de moins en moins nombreux à maîtriser le français (même s’ils restent plus nombreux à être bilingues). “Ils ont l’impression d’avoir grandi dans un État flamand. Pour eux, la Wallonie est un pays étranger, décrypte Ivan De Vadder. Ils vont plus facilement à Londres ou New York qu’à Liège ou Charleroi.” Autre signe de la désagrégat­ion du sentiment national belge, le faible nombre de mariages mixtes, qui représente­raient à peine 1% de l’ensemble des unions –une statistiqu­e approximat­ive puisqu’elle n’enregistre que les Belges épousant quelqu’un hors de leur région d’origine. Même constat sur les chaînes de télévision, très communauta­risées.

“La météo est le seul sujet sur lequel il y a encore un cadre national”, décrit Caroline Sägesser. “Il y a un gouffre entre les deux cultures qui est assez profond. Dans mon entourage, personne n’est capable de me citer un auteur, un chanteur ou un musicien flamand, observe Caroline Meyer. Certes on chante en flamand dans les stades en supportant les Diables rouges… Le foot, la bière, c’est chouette, mais pour le reste, on attend. Les gens ne se sont pas réconcilié­s, ils ont juste accepté la situation.”

Sur le plan politique aussi, la situation s’est détériorée. Depuis 2006, le royaume a été balayé par de nombreuses crises politiques, dont celle de 2010-11, lorsqu’il fallut 541 jours pour former un exécutif. Pendant ce temps, au niveau institutio­nnel, le socle national s’est effrité. Au gré des réformes, les régions sont devenues de plus en plus puissantes, de telle sorte que l’état belge ressemble désormais à une coquille qui aurait été peu à peu vidée de son substrat. Même si une séparation brutale n’a jamais été une option, en raison de son coût et surtout de la difficulté de trouver un accord pour Bruxelles, la lente désagrégat­ion en cours n’en demeure pas moins réelle: la Belgique semble ainsi tendre peu à peu vers un modèle confédéral, que prônent aujourd’hui la majorité des indépendan­tistes, pragmatiqu­es. Formation politique marginale en 2006, la N-VA est d’ailleurs devenue depuis la première force politique du royaume et son président, Bart De Wever, l’un des hommes les plus influents du pays. Le parti, qui annonce toujours dans l’article 1 de ses statuts une “République flamande indépendan­te”, a même décroché entre 2014 et 2018 plusieurs ministères importants à l’échelon fédéral. Aujourd’hui, il est déjà donné largement vainqueur, avec le Vlaams Belang (extrême droite), aux prochaines élections, prévues en 2024. À cette occasion, s’ils décident de gouverner ensemble, ces deux partis favorables à l’indépendan­ce de leur région pourraient ainsi décrocher la majorité au Parlement régional. Avec un risque de blocage des institutio­ns belges bien réel. Rendant le scénario de l’émission Bye Bye

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 ??  ?? Près de Wavre, dans la province du Brabant wallon, en 1981.
Près de Wavre, dans la province du Brabant wallon, en 1981.
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À Bruxelles, en 1981.
 ??  ?? Près de Ypres, en Région flamande, en 1988.
Près de Ypres, en Région flamande, en 1988.
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