Society (France)

Une pandémie de chien

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“Et si on prenait un chien, histoire de pouvoir se balader

et se sentir moins seuls?” Au Royaume-uni, ce qui avait commencé comme une blague de confinemen­t est devenu un phénomène de société. Depuis le début de la pandémie, les achats compulsifs de “lockdown puppies” ont explosé. Et les problèmes avec. PAR THOMAS ANDREI, À LONDRES / PHOTOS: THEO MCINNES POUR SOCIETY

Des éclats de boue sombre

parsèment la veste bleu marine de Nora. Son visage est couvert de lambeaux de gazon humides. Tombant d’un ciel opaque, un crachin glacé fait grelotter les hêtres centenaire­s du parc d’hampstead Heath, dans le nord de Londres. Mais Nora est heureuse. Tout ce qui l’intéresse, c’est cette petite balle rose que sa maîtresse, Olive, en veste de chasse kaki, lance mécaniquem­ent dans les airs. “Ça peut être fatigant, lâche celle-ci en jetant la sphère derrière elle. J’adore mon chien, mais ça demande beaucoup d’attention et de patience. Puis il y a des jours où on n’a pas forcément envie de sortir. Quand on est malade ou qu’on a la gueule de bois…” Une étude du Kennel Club, le plus grand club canin du Royaumeuni, montre pourtant que la demande en chiots dans le pays aurait augmenté de 104% en mai 2020 par rapport à l’année précédente, dépassant de loin l’offre disponible. Au point que pour chaque chiot, on comptait, au plus fort du premier lockdown britanniqu­e, en mai 2020, 420 acheteurs potentiels. Logiquemen­t, le prix moyen des jeunes bestioles s’est envolé, passant de 808 livres en 2019 à 1 875 livres un an plus tard. Et il suffit aujourd’hui de se promener dans l’un des 3 000 espaces verts londoniens pour constater les effets de cet emballemen­t sur la vie réelle. Le jacassemen­t des perruches et le doux son du bois qui craque sous le poids du vent sont désormais couverts par des aboiements stridents, tandis que des chiots hors de contrôle sèment la terreur parmi la population canine plus âgée. “Des chiots qui emmerdent les vieux chiens”, résume Olive, qui n’a pas le temps de finir sa phrase qu’un border-terrier saute sur Nora, ce fruit d’un accoupleme­nt improbable entre un whippet et un Jack Russell qu’elle a, elle, adopté en avril 2019. Le chiot surexcité embarque la balle et s’enfuit à l’horizon. Ses maîtres marchent à des centaines de mètres, le dos tourné. La jeune femme souffle et part à leur rencontre.

C’est parce qu’elle ne supporte plus ces cohortes de puppies qu’ira Moss évite désormais le parc aux heures d’affluence. “Avec le confinemen­t, les gens ont compris qu’ils auraient légalement le droit de sortir si c’était pour promener un chien, explique la quinquagén­aire, qui dirige le refuge All Dogs Matter depuis 2009. Tout le monde a donc voulu un chien, et tu vois désormais des chiots partout.”

À Londres et ailleurs, on a aussi acheté des chiens parce qu’on pensait avoir le temps d’en avoir un, en travaillan­t à la maison ou en ne travaillan­t pas du tout, parce qu’on avait perdu son emploi. Les études révèlent, surtout, qu’environ 41% des acquéreurs ont pris un chien pour lutter contre la solitude. Ce qui fait potentiell­ement beaucoup de monde, quand on sait que 7,7 millions de Britanniqu­es vivent seuls, un chiffre qui a augmenté de 16% entre 1997 et 2017, et qu’il apparaît clair que le manque de contacts physiques occasionné par les différents confinemen­ts a créé des dommages psychologi­ques d’importance dans la population. Signe que ce regain d’amour pour l’animal n’est d’ailleurs pas loin de l’effet doudou, parmi les puppies les plus prisés actuelleme­nt figurent les cockapoos. Ces chiens, nés aux États-unis dans les années 50 d’un croisement entre un cocker et un caniche, “ressemblen­t à des peluches et les gens leurs donnent des noms chics, comme Bouchon ou Capuchon (en français dans le texte), indique Moss. Ils sont très mignons, si c’est ton truc. Leur prix a explosé. Avant la pandémie, ils valaient 600 livres. Aujourd’hui, avec le nouveau confinemen­t, c’est 4 000 livres”.

La population canine la plus importante d’europe

Surprenant, mais peut-être pas autant qu’il n’y paraît. Car s’il existe un pays qui aime les chiens, c’est bien le Royaume-uni. Selon la compagnie d’assurance pour animaux Petsecure, le pays du Chien des Baskervill­e posséderai­t la population canine la plus conséquent­e d’europe –neuf millions pour 66 millions d’habitants–, devant l’allemagne et la France.

D’après Jane Hamlett, professeur­e au collège Royal Holloway de l’université de Londres, le chien aurait même joué, à partir de l’ère victorienn­e, un rôle dans la constructi­on de l’identité britanniqu­e. Alors que se développe dans les années 1840 un mouvement insistant sur l’importance de bien élever ses enfants pour bâtir une société meilleure, on suggère, dans des manuels destinés aux parents, que les chiens seraient excellents pour le “character building” d’une jeune âme. “L’idée, c’était de dire que s’occuper d’un autre être développe le sens des responsabi­lités, détaille Hamlett. Cette attention portée à l’éducation va alors de pair avec l’intérêt porté à la vie domestique. Au xixe siècle, les Britanniqu­es étaient plus nombreux à habiter des maisons que leurs voisins d’europe occidental­e. L’enthousias­me pour le chien est aussi lié à un enthousias­me pour la maison.” Conséquenc­e: l’animal comme élément du foyer apparaît de plus en plus fréquemmen­t dans l’art et la littératur­e. En 1877, Briton Rivière peint Sympathy, tableau typique de l’image du chien d’alors, qui montre une petite fille triste et pensive assise sur des escaliers, un toutou posant sa tête sur son épaule. “Les chiens étaient populaires parce qu’on leur prêtait des valeurs culturelle­s célébrées par les Victoriens, affine l’experte. Loyauté, confiance, fermeté, une sorte de déterminat­ion hardie, sont autant de notions allant avec l’identité de la nation impériale.” La notion même d’héroïsme, mise en avant en cette ère de conquêtes, est évidente chez le chien, qui peut foncer tête baissée vers le danger en ignorant risques et périls. Hamlett enchaîne: “On entendait plein de fables vantant les mérites des chiens, comme celle de Greyfriars Bobby, un skye-terrier qui aurait

passé quatorze ans à garder la tombe de son maître avant de mourir à son tour. Sa statue trône toujours dans le coeur historique d’édimbourg.”

C’est également à cette époque que les chiens de race deviennent des signes extérieurs de richesse. Leur prix grimpe et une économie se développe. On vend de la nourriture, des médicament­s, et il devient possible de gagner sa vie en élevant des canidés. Les plus beaux d’entre eux font l’objet des premières exposition­s canines, qu’un groupe de gentlemen, le Kennel Club, décide de réglemente­r à partir de 1873. L’associatio­n classe les chiens par types de races et établit leur pedigree, avant de reprendre la direction de Crufts, aujourd’hui encore le dog show le plus important du pays, retransmis sur Channel 4. “C’est aussi important dans la culture de ce pays que Wimbledon ou la finale de la coupe d’angleterre de foot, s’enthousias­me Bill Lambert, porte-parole du Kennel Club. Si vous aimez les chiens, c’est l’expérience ultime. La course d’obstacles est la chose la plus chargée en émotion à laquelle on puisse assister dans une vie.” Lambert, un homme chauve avec une tache de vin sur la joue gauche, vit près de Norwich avec sa compagne et trois bull-terriers. Dans leur salon aux murs rouges, la majorité des éléments de décoration font référence à l’animal. La nuit, il arrive qu’un des chiens grimpe dans le lit conjugal. “Quand une nuit est très froide, une vieille expression la qualifie de three-dog night, renseigne Lambert. Ça veut dire qu’on a besoin de trois chiens sur le lit pour se tenir chaud.” Le meilleur ami de l’homme serait donc aussi sa meilleure bouillotte. “Notre particular­ité est peut-être que l’on accueille plus les chiens à l’intérieur. Dans n’importe quel manoir de campagne, vous verrez un portrait de famille dont, très souvent, le chien fera partie.”

En ville, et en 2021, le tableau est moins idyllique. Fin janvier, le Guardian relevait une explosion du nombre de déjections canines sur les sols du pays, qu’un Londonien comparait sur Twitter à “un champ de mines de merdes”. Les poubelles débordent de crottes empaquetée­s et les poo bags sont accrochés aux branches des arbres. Dans le Devon, une femme a décidé de collection­ner les sacs d’étrons. Elle dit en avoir plus de 50 et attendre “une journée ensoleillé­e” pour les sortir et confronter ses voisins à leurs incivilité­s. Plus grave: depuis que le Covid-19 a frappé, le vol de chien s’est développé et s’est même constitué en crime organisé.

“Les chiens qui ressemblen­t à des peluches ont vu leur prix exploser. Avant la pandémie, ils valaient 600 livres. Aujourd’hui, c’est 4 000 livres”

Ira Moss, directrice d’un refuge

Récemment, dans un parc du sud londonien, deux hommes masqués tabassaien­t un ancien policier pour lui subtiliser son épagneul. Une jeune femme connaissai­t le même sort à Plymouth, où les autorités suspectent les dognappers de marquer leurs cibles par des câbles posés sur des lampadaire­s à proximité de résidences abritant un chien de luxe. Autres dérives: la revente et l’abandon de chiens se multiplien­t. Car s’il est facile d’en désirer un, l’enthousias­me faiblit vite dès lors qu’on réalise qu’on s’est engagé pour dix ans de contrainte­s et 80 euros de frais par mois en moyenne. Lors du dernier trimestre de 2020, une associatio­n, le Dogs Trust, a recensé à elle seule 2 000 appels d’individus désireux de se délester de cabots de moins d’un an. Mais c’est surtout en ligne que l’on essaie désormais de se débarrasse­r de ces “lockdown puppies”. Des flopées de publicités fleurissen­t sur des sites spécialisé­s tels Pets4you, ou sur Preloved et Gumtree, sortes de Boncoin locaux.

“Sans le Covid, est-ce que je prendrais un chien?”

Lors du premier confinemen­t, un quart des acquéreurs allaient chercher leur chien dans ce que l’on appelle une puppy farm. “Des entreprise­s dans lesquelles le profit prime sur le bien-être du chiot, définit le docteur Sam Gaines, de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals. Il s’agit surtout d’infrastruc­tures qui produisent un grand volume de chiots. Mais ça peut aussi être de plus petites production­s. Le critère, c’est que les conditions sont inadéquate­s et produisent des chiens en mauvaise santé.” Le phénomène est né au début des années 2010 pour pallier une offre trop faible en types de chiens précis “à la suite d’effets de mode, sur les réseaux sociaux ou à la télé, ajoute Gaines. Par exemple, on a eu ce souci avec les huskies durant la folie Game of Thrones”. Plus les puppy farms ont de clients, plus la pression exercée sur leur appareil de production est lourde, et plus les conditions d’élevage des animaux empirent. Quant aux chiots qui en sortent, leur calvaire ne s’arrête pas là. Dans son refuge,

Ira Moss vient par exemple de recevoir un staffie qui a connu trois familles en une semaine. “On vient nous dire qu’un chiot est fou parce qu’il n’arrête pas de courir ou qu’il ne sait pas se tenir en société, mais c’est parce qu’il n’a pas été socialisé pendant le confinemen­t, complète-t-elle. Ces gens ne devraient même pas être autorisés à avoir des hamsters.” Au point que les associatio­ns redoutent aujourd’hui la fin de la pandémie. Quand les gens reprendron­t le chemin du bureau, que ferontils de leur “meilleur ami”? Des campagnes ont été menées pour que personne n’achète de chiot à Noël et Facebook est intervenu en plaçant des warnings sur certaines publicités. “On essaie d’éduquer les gens, déplore le docteur Gaines.

La question qu’ils doivent se poser est: ‘Sans le Covid, est-ce que je prendrais un chien?’ Si la réponse est non, c’est que leur vie normale n’est pas compatible avec le fait d’en avoir un.” Le visage de Gaines se tend. “Et puis, les chiens qui sont malades ou ont des problèmes bloquent des places en chenil pour d’autres. Parfois, des choix difficiles doivent être pris. Y compris l’euthanasie.” Si le cercle vicieux continue de se dérouler, avertit-il, des centaines de chiens devront ainsi être mis à mort.

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Dans Hampstead Heath, à Londres, en janvier.
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‘Outre-manches’.
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Béton 2-1 Pelouse.

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