Society (France)

“La mort du cinéma au profit du streaming, c’est de l’enfumage”

La consommati­on de films en streaming a explosé depuis le début de la crise sanitaire, tandis que les salles obscures restent fermées. Pour Chloé Delaporte, chercheuse en socio-économie du cinéma et autrice en 2017 de Cinéma et Internet: représenta­tions,

- – CLARA HAGE

Au vu des nouvelles habitudes de consommati­on de films à la maison observées durant la pandémie, faut-il craindre que le public délaisse les cinémas à leur réouvertur­e? Je pense au contraire que les gens vont s’y presser dès que possible, comme ils l’ont fait au premier déconfinem­ent. Les distribute­urs qui ont sorti des films pendant cette période ont été plutôt contents. La Daronne, de Jean-paul Salomé, par exemple, a fait autour de 500 000 entrées. Ce n’est pas rien, dans ce climat très anxiogène, de se rendre au cinéma. Ce n’est pas la même chose que de voir un film sur Netflix. Je ne pense pas que la concurrenc­e se fasse entre les cinémas et les plateforme­s de vidéos à la demande. À mon avis, le cinéma après la pandémie ira plutôt dans le sens d’une extension de son rôle de lieu collectif. Peut-être qu’il n’y aura pas plus de sorties en salle, mais plus d’événements: des rendez-vous avec les équipes, des doubles projection­s…

Pourtant, les plateforme­s sont souvent accusées de court-circuiter les cinémas en rachetant des films prévus initialeme­nt en salle. Cela soulève bien sûr des enjeux, mais les premières enquêtes sociologiq­ues montrent qu’il n’y a pas de déperditio­n de spectateur­s des salles vers les plateforme­s. Les gens qui vont sur les plateforme­s sont aussi des cinéphiles et des habitués au sens du Centre national du cinéma (CNC), c’est-à-dire qu’ils vont au moins une fois par mois au cinéma. La mort du cinéma au profit du streaming, c’est de l’enfumage. En 1975, quand le magnétosco­pe est sorti, Universal a porté plainte. Ses dirigeants n’avaient pas vu que cela leur permettrai­t de vendre des cassettes et que ça deviendrai­t un énorme marché pour tous les studios. Il y a toujours eu des moments de transition technologi­que. Ce qui est important est d’encadrer cette transition, qu’elle ne bénéficie pas qu’aux gros acteurs, GAFA et autres, qui se gavent déjà.

Obliger les plateforme­s privées à financer, à hauteur de 25% de leur chiffre d’affaires, le patrimoine cinématogr­aphique français, comme annoncé par la ministre de la Culture, est une mesure qui irait dans ce sens?

Elle est absolument nécessaire. D’un point de vue socio-économique, si on mange tous le même gâteau, il faut avoir mis la même chose dans le pot commun au début. Mais les 25% peuvent être contournés par des techniques très rentables. Le premier réflexe de Netflix, par exemple, a été de devenir grand mécène de la Cinémathèq­ue française et de restaurer la version Apollo (sortie au cinéma Apollo en 1927, ndlr) du Napoléon d’abel Gance. C’est très bien, mais c’est de l’art-washing. L’opération coûte très peu cher à la plateforme et lui permet d’associer son nom à une grande oeuvre cinématogr­aphique. C’est stratégiqu­e de se positionne­r auprès de publics cinéphiles, mais ce sont surtout les profession­nels du cinéma, le CNC et la puissance publique, qu’il s’agit de rassurer, en disant: ‘Regardez, nous ne sommes pas des affreux libéraux anti-cinéma qui ne passons que des Marvel ou des blockbuste­rs.’ Jusqu’il y a très peu de temps, Netflix ne jouissait pas d’une très bonne réputation dans les milieux cinéphiles. Pourtant, la menace qui pèse aujourd’hui sur la filière n’est pas due à Netflix et ses concurrent­s.

D’où vient-elle? De la fermeture des cinémas, qui, il me semble, pourraient rester ouverts. Je ne m’inquiète pas pour les gros réseaux de salles qui ont les reins assez solides pour tenir six mois, un an de confinemen­t, mais pour les plus petites salles. Sans oublier le reste de la filière: intermitte­nts, équipes de films, distribute­urs, qui n’ont même pas de date ni de plan de sortie… Je m’inquiète aussi de la désespéran­ce générale du monde de la culture, qui voit des gens s’entasser dans des centres commerciau­x, mais ne pas pouvoir entrer à douze dans une salle de cinéma.

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Un cinéma à Berlin, le 20 mars dernier.
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