Society (France)

LES MARIÉS D’ISTANBUL

- PAR CERISE SUDRY-LE DÛ, À ISTANBUL TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR CSLD

Il habite à Portland. Elle, à Novossibir­sk. Ils s’aiment et les quinze fuseaux horaires qui les séparent n’avaient jamais posé de problème, jusqu’à ce qu’un virus ne vienne geler les trafics aériens et fermer les frontières. Alors, ils se sont retrouvés en Turquie pour s’y dire “oui”. Comme tant d’autres depuis l’arrivée du Covid-19.

“Brrr, le vent est gelé!” Ryley souffle en remontant la fermeture éclair de son anorak mais continue sa balade, fermement agrippé à celle qui est désormais sa femme, Arina, 25 ans. Le couple apprend encore à se connaître. Ils ne s’étaient vus qu’une fois dans le monde pré-covid, en février 2020, lors de quinze jours de vacances en Europe. “Mais avant, on avait correspond­u pendant deux ans et demi, on s’est découverts sur Instagram”, tient à préciser le jeune trentenair­e. Lui résidait à Portland, aux États-unis, et elle à Novossibir­sk, en Russie. Avec la fermeture des frontières, leur idylle naissante aurait pu être stoppée net. Elle a au contraire continué à pousser, jusqu’à ce qu’ils se décident à franchir le pas: un mariage en bonne et due forme. Comme si la séparation forcée infligée par la pandémie avait consolidé leur déterminat­ion. “On a passé un temps fou à se parler l’an passé, raconte le jeune homme. Si on vivait dans le même pays, peut-être qu’on se serait mariés dans cinq ans. Mais là, on s’est dit que c’était le moment ou jamais.” Ryley ajoute que cette union lui permettra d’emménager enfin avec Arina chez elle, en Russie, grâce au regroupeme­nt familial. Il a d’ailleurs déjà rencontré sa belle-famille via Skype et montre, un brin fier, la photo des pelmenis –des sortes de raviolis russes– que sa belle-mère lui servira à son arrivée. “J’apprends aussi un peu le russe. Bon, je ne sais pas dire grand-chose pour l’instant, mais sa famille me dit que j’ai un bon accent. Et j’arrive à déchiffrer l’alphabet!”

Restait à trouver le lieu où se marier. La cérémonie a eu lieu à Istanbul, fin décembre. Pour une raison simple: n’ayant pas obtenu de visa pour leurs pays respectifs, la Turquie était la seule option dont disposaien­t les deux amoureux pour se voir. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à avoir choisi cette stratégie. Ryley et Arina font partie de ces centaines de couples qui, depuis le début de la pandémie, se sont retrouvés en Turquie. Parfois pour passer quelques jours ensemble. Et parfois aussi pour se marier, Istanbul tendant à devenir the place to be pour les couples en mal de retrouvail­les. Tous ont une histoire similaire: une relation plutôt récente, pas d’enfants et des frontières qui ont fermé du jour au lendemain, les laissant avec leur seul écran d’ordinateur branché sur Skype pour entretenir leur idylle. Dans la foulée des premiers confinemen­ts, un groupe Facebook a été créé pour les amoureux séparés: “Love Is Not Tourism”. Il réunit aujourd’hui plus de 40 000 membres, et accueille des posts presque toutes les heures. Exemple typique: “Je suis colombienn­e, mon compagnon est français, on ne s’est pas vus depuis onze mois, je suis désespérée.” Les couples s’y échangent des conseils, des documents, discutent de la meilleure façon de s’occuper, quand la distance devient pesante. L’histoire de cet Écossais qui a pris un Jet-ski pour tenter de rejoindre sa petite amie sur l’île de Man, en décembre, a beaucoup tourné. “Quelle légende”, a commenté un certain Jarred. Certains gouverneme­nts, dont la France, ont bien essayé de mettre en place des laissezpas­ser pour les amoureux. Inefficace­s, pour Nicolas Perret, l’administra­teur du groupe Facebook “Loveisnott­ourism FRANCE”, qui regrette des conditions trop restrictiv­es: “L’administra­tion demande de prouver qu’on est en couple – on peut envoyer des photos datées de nous, par exemple–, mais il faut surtout prouver que votre partenaire est venu(e) en France avant septembre 2019. Elle considère que les couples les plus récents ne veulent se voir que pour tirer un coup.” Cela exclut aussi les couples longue distance qui avaient pris l’habitude de se retrouver dans des pays tiers, ou ceux qui vivent ensemble dans un pays étranger.

“La plupart n’ont même pas de robe de mariée”

Heureuseme­nt, il reste donc le “plan Istanbul”. La Turquie ne demande en effet que peu de documents pour un visa. Jusqu’à récemment, elle ne réclamait même pas de test Covid négatif. Soucieux de préserver la précieuse manne économique du tourisme, le pays,

qui propose des visas touristiqu­es d’une durée d’un an, a aussi laissé ses principaux musées ouverts. Le week-end, alors que la population locale est sous couvre-feu, les touristes peuvent se rendre sans difficulté à la Mosquée bleue, vide de ses croyants, ou s’extasier de la splendide vue sur le Bosphore du palais de Topkapi. “Le pays est ainsi devenu une plateforme qui permet de se retrouver. Et puis, ce n’est pas loin de l’europe”, explique Nicolas Perret. Mais la Turquie n’est pas non plus devenue un eldorado où tout serait permis. Les fêtes étant interdites dans le pays, les cérémonies sont plus modestes qu’à l’accoutumée. “Seuls les fiancés viennent, ils n’ont pas de famille ici, pas d’amis, commente Valentina Cadil, une wedding planneuse. Ma soeur a même dû être témoin, une fois! Certains achètent des fleurs, mais la plupart n’ont même pas de robe de mariée.” Et même un mariage sobre est coûteux. “Entre l’organisati­on, la traduction de documents, les frais de notaire, les services d’interprète, il y en a pour 1 000 dollars environ.” Sans compter les billets d’avion pour se rendre à Istanbul.

Pas de quoi décourager les amoureux de tous les pays. “Sinon, qu’est-ce qui était ouvert? La République dominicain­e? Les Maldives aussi. Mais, c’est si loin…” commente Rita. Cette jeune Allemande a rejoint son amoureux, Salman, à Istanbul, il y a maintenant trois mois. Ils habitent un minuscule appartemen­t, au-dessus de la place Taksim. Ils ont peu d’affaires mais ont pris soin de disposer les toiles de Salman, un artiste reconnu au Pakistan, un peu partout. “Et celle-là, c’est de Rita!” précise-t-il en désignant une petite peinture en noir et blanc symbolisan­t deux visages. “Nos deux profils”, décrit-il. Chacun ne cesse de terminer les phrases de l’autre, avide de raconter ces longs mois de séparation. “Fin février, l’année dernière, il m’a appelée depuis l’ambassade d’allemagne au Pakistan et m’a dit: ‘Ça y est, je peux venir en Allemagne!’ Et une semaine après, avec le corona, toutes les frontières étaient fermées”, raconte Rita. Salman continue: “J’ai quitté la religion musulmane, et depuis, j’ai été menacé plusieurs fois. Alors, j’ai demandé à mon agent où je pouvais aller. Il m’a répondu qu’en Turquie, c’était plus facile pour s’installer et obtenir un permis de séjour. Alors j’ai déménagé à la fin de l’été.” Un mois plus tard, Rita débarquait. “J’avais le sentiment que la situation allait empirer. Je me suis dit que ça serait affreux si je restais en Allemagne, à attendre que ça passe, alors que lui serait dans un autre pays. J’ai demandé un congé sans solde à mon patron.”

Le séjour longue durée plutôt qu’un weekend de retrouvail­les express, c’est aussi la solution pour laquelle ont opté Alisha, 34 ans, et Jarrith, 24 ans. Le couple a tout quitté pour se retrouver à Istanbul début janvier, après dix mois de séparation. “Pendant longtemps, je ne pouvais même pas quitter l’australie”, soupire Jarrith. La dernière fois qu’il avait vu Alisha, c’était début mars 2020, au Vietnam, où la jeune femme, de nationalit­é russe et établie en Indonésie pour enseigner le yoga, était venue afin de renouveler son visa. Jarrith était ensuite reparti tranquille­ment en Australie. Ils pensaient se revoir deux mois plus tard. Mais Alisha est restée coincée: “Le Vietnam a totalement fermé ses frontières. Je me suis retrouvée dans ce pays que je ne connaissai­s pas, sous couvre-feu total pendant trois semaines, dans une chambre d’hôtel.”

Elle n’avait qu’un sac à dos. “Je pensais partir pour dix jours!” Au bout de plusieurs mois, le couple s’aperçoit que la situation peut durer encore longtemps: impossible pour Jarrith de se rendre au Vietnam, et Alisha peut sortir du pays mais l’australie ne veut pas d’elle. Alors Jarrith prend la plume: “J’ai dû écrire une lettre assez mélodramat­ique à l’administra­tion australien­ne, disant que ma santé mentale était en jeu, fournir des photos de nous… L’australie a accepté de me laisser partir, mais je ne dois pas revenir avant plusieurs mois.” Où aller? Après avoir vu sur Facebook de nombreux couples se retrouver en Turquie, les tourtereau­x optent pour ce pays. Jarrith vend les meubles de son appartemen­t australien et se retrouve à partager un appartemen­t près de la tour de Galata avec Alisha.

À les voir se dévorer du regard et se tenir fermement la main pour répondre aux questions, on se dit que la Turquie n’était finalement qu’une destinatio­n comme une autre. Mais Jarrith a d’autres plans. Philosophe, il énonce: “On pense partir dans le Sud de la Turquie, apprendre le turc. Et pourquoi pas s’installer là et rester plus longtemps.”

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