Society (France)

LES CAMEMBERTS

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L’homme, la cinquantai­ne, survole les rayonnages d’un oeil expert.

Aux emplacemen­ts moins nobles du bas, les pâtes demi-molles. Plus haut et soigneusem­ent empilés, les camemberts. L’homme en saisit un, soulève le couvercle et exerce au centre une légère pression de l’index. Non. Un autre… oui, celui-là! Ce geste paternel dont nous fûmes souvent les témoins, nous en sommes désormais dépositair­es. Nous prenons notre doigt et un air pénétré: un adulte, ça sait choisir un camembert. Mais la vérité est tout autre. Comme on soupèse benoîtemen­t les melons ou tripote une Durit en espérant que la voiture redémarre, les adultes que nous sommes désormais font semblant de savoir choisir un clacos. Alors que nous ne faisons qu’appuyer au pif sur le frometon. Résultat: un Président crayeux et sans âme, triste comme une comédie française un dimanche soir. Mais ce n’est pas sa faute!

Dans La Lettre volée (1844), le très bon écrivain Edgar A. Poe nous apprend que la meilleure façon de dissimuler un forfait est de l’exhiber à la vue de tous. À peine 30 ans plus tard, le fromager Lepetit utilisait le même procédé sur ses boîtes de camembert, souillées de la sinistre formule “Auguste & fils” au-dessus du patronyme. Aujourd’hui, nous posons la question: a-t-il réellement fallu attendre un siècle et demi, depuis la création de l’entreprise familiale à Saint-maclou (Eure) en 1872, pour lever le voile sur l’un des plus gros scandales d’eugénisme dans le domaine des produits laitiers? Assassiner systématiq­uement ses filles, est-ce vraiment le prix à payer pour obtenir une texture dont les complices loueront la complexité (quasi crayeuse sur les bords, crémeuse au milieu), mais dont l’éthique nous impose de condamner la duplicité? Répondez, Lepetit!

La culture populaire, on le sait, est l’endroit où les détails transcende­nt leur statut pour devenir des marqueurs, où les objets deviennent icônes. Lorsqu’il(elle) achète Le Rustique pour se l’engloutir en un couvre-feu, le(la) contribuab­le attend donc deux choses du camembert ornais: un emballage brut ET un papier imprimé imitant le tissu vichy rouge et blanc. Or, d’imprimé vichy ambiance “pique-nique sympa avec des cerises et une fille qui s’appelle Lili ou Lola”, il n’y a plus. Fini. À la place, un enfer de papier lustré où la marque de chez Richesmont­s nous explique comment récupérer l’eau de pluie dans notre jardin. Mais on n’a pas de jardin, OK? On n’est qu’un(e) idiot(e) d’urbain(e) qui paye 11 000 euros du mètre carré et qui voulait juste un imprimé vichy pour pouvoir rêver à un après-midi dans l’herbe. À part ça, c’est vrai que ce fromage est bien crémeux. Mais de toute façon, on n’est pas très fan de camembert. Le pain était meilleur.

“Mon père raffolait du Lanquetot. Moi-même, j’adore le Lanquetot. Quant à mon fils…” déclamait en 1995 Claude Brasseur dans l’un de ses rôles télé les plus marquants. À peine 26 ans plus tard, Claude Brasseur est mort. Attention, loin de nous l’idée d’imaginer un quelconque lien entre ces deux infos! De même que l’on refusera de faire le parallèle avec le cow-boy Marlboro, mort du cancer après avoir défendu bec et ongles la clope au bec! Le fait que le père qui “raffolait du Lanquetot” soit lui aussi mort tient d’ailleurs très probableme­nt du hasard et il y a sans aucun doute des milliers de gens qui adorent le Lanquetot et n’en sont pas morts. Une majorité écrasante, même! Seulement voilà, dans une société où il est de plus en plus dur de savoir à qui se fier, appliquer le principe de précaution nous apparaît primordial. Hors de question que l’on se fasse le cobaye de big fromage. Allez, 12, au pif.

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