Society (France)

What the nudge?

C’est l’une des armes utilisées par Emmanuel Macron dans sa “guerre” contre le Covid-19: le nudge, un concept qui vient des sciences comporteme­ntales américaine­s. Des sortes d’incitation­s douces, qui amènent les citoyens à adopter les comporteme­nts souhai

- PAR ANTOINE MESTRES

Le point commun entre les affiches sur les gestes barrières et les urinoirs de l’aéroport d’amsterdam? La théorie du nudge, adoptée par Macron, et qui irrigue désormais toutes les politiques gouverneme­ntales.

C'est ce que l’on appelle une belle montée en pression. Le vendredi 13 mars 2020, Éric Singler, le patron de la nudge unit de l’institut d’études en sciences comporteme­ntales BVA, est devant sa télé, et il est furieux. Face à lui, sur l’écran, défilent des images de Parisiens en train de profiter du soleil précoce sur les quais, dans les parcs, sur les marchés. La veille, pourtant, le président de la République, Emmanuel Macron, avait invité les Français à “limiter leurs déplacemen­ts au strict nécessaire” en raison de l’explosion de l’épidémie du Covid-19 dans le pays. Alors? Alors Eric Singler le sait mieux que personne, au fond: les êtres humains sont des êtres parfaiteme­nt irrationne­ls, qui adoptent parfois des comporteme­nts allant à l’encontre d’eux-mêmes, même quand leur santé est en jeu. Il décide de comptabili­ser les biais cognitifs qui poussent les Français à sortir quand leur gouverneme­nt leur a demandé l’inverse.

Il y a ce qu’il appelle “le biais de surconfian­ce”, à savoir: “Je ne serai pas touché(e) par l’épidémie” ; celui du temps présent: “La journée ensoleillé­e l’emporte sur tout le reste” ; les normes sociales: “Si tout le monde sort, pourquoi pas moi?” Quelques jours plus tard, le 18, lendemain du début du confinemen­t, il prend son ordinateur et écrit un post sur Linkedin:

“Le gouverneme­nt semble découvrir avec stupéfacti­on que les humains ne sont pas rationnels. (…) C’est pourquoi j’appelle solennelle­ment (et humblement) les autorités à la constituti­on d’une task force d’experts en sciences comporteme­ntales pour travailler à côté des autorités de santé afin de concevoir des actions qui vont significat­ivement renforcer l’adoption des gestes barrières. Les expertises sont présentes: il suffit de les mobiliser pour plus d’efficacité au profit de chacun.”

Dans la foulée, il reçoit un coup de téléphone d’ismaël Emelien, l’ancien conseiller spécial d’emmanuel Macron. Les deux hommes se connaissen­t depuis 2014, du temps où ils étaient à Bercy. Ils avaient ensuite oeuvré ensemble sur la campagne du candidat en 2017. En ce printemps 2020, même s’il ne travaille plus pour le président, Emelien dit à Singler: “J’ai relayé ton message, tu as rendez-vous demain avec une conseillèr­e d’olivier Véran et de Michaël Nathan, directeur du Service d’informatio­n du gouverneme­nt.” Un contrat est vite signé. Tous les deux ou trois jours, la BVA Nudge Unit recevra un sujet et devra formuler en retour des “recos” pour aider le gouverneme­nt dans sa gestion de crise. “C’est comme ça qu’on fonctionne depuis un an”, décrit Singler aujourd’hui. Premier cas pratique: comment encourager la population à adopter deux comporteme­nts qui peuvent paraître contradict­oires: rester à la maison pour certains, et aller travailler pour d’autres. Très vite, Éric Singler trouve l’idée d’insérer le principe de “lignes de front” dans le discours du président du 13 avril, afin de le rendre plus compréhens­ible. En première ligne, le personnel médical sauve des vies. En deuxième ligne, ceux qui font tourner le pays ont le droit d’aller travailler. En troisième ligne, les autres catégories profession­nelles télétravai­llent et font tout pour aider les deux premières. Éric Singler conseille également de citer les profession­s pour les valoriser et éviter le risque du droit de retrait, qui planait à l’époque. “C’est du cadrage en sciences comporteme­ntales. Si vous trouvez face à vous un discours incohérent, vous avez tendance à ne pas le suivre. Là, chacun pouvait comprendre son rôle”, professet-il. Entre deux infographi­es pour faire respecter les gestes barrières, la BVA Nudge Unit travailler­a également sur l’applicatio­n Tousantico­vid et le SMS envoyé à la population pour inviter à la télécharge­r, truffé d’incitation­s, comme la phrase “Plus de 10 millions l’utilisent déjà”, suivie du lien du télécharge­ment, ou “Ministère de la Santé”, pour donner de la légitimité au message, ainsi que tout un tas d’informatio­ns pour suivre l’évolution de l’épidémie et ainsi montrer qu’elle est sous contrôle. Dans la lutte contre le Covid-19, le nudge se cache dans de nombreux autres endroits, en réalité. Début avril, lorsqu’il a dû constituer sa cellule déconfinem­ent à toute vitesse, Jean Castex a, par exemple, lui aussi recruté une chercheuse en sciences comporteme­ntales. Cette dernière, Coralie Chevallier, a passé beaucoup de temps à “lire des données, des enquêtes d’opinions, pour essayer de comprendre l’état d’esprit des Français” et trouver la bonne façon de s’adresser à eux. En ligne de mire notamment, les plus de 65 ans, qui ne se sentaient pas vulnérable­s au début de l’épidémie. Et c’est ainsi que la campagne “9 personnes sur 10 qui décèdent de la Covid-19 ont plus de 65 ans” a vu le jour.

Voilà présenté le nudge, que l’on peut traduire en français par “coup de pouce” ou “incitation douce”, un élément que l’on glisse dans une politique publique pour la rendre plus efficace en anticipant les réactions des gens et les biais qui les poussent à agir –ou ne pas agir– dans la direction souhaitée. L’exemple le plus célèbre de nudge est le suivant: des fausses mouches que les autorités néerlandai­ses ont

collées dans les urinoirs de l’aéroport d’amsterdam-schiphol afin d’inciter les hommes à mieux viser. Cela a permis de réduire de 80% son budget nettoyage. Le nudge, pour autant, n’est pas batave. Il est américain et sort tout droit des cerveaux de Richard Thaler, économiste à l’université de Chicago, et de Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard, auteurs en 2008 du livre référence Nudge: La méthode douce pour inspirer la bonne décision. “Avec le recul, on aurait préféré qu’il s’appelle L’architectu­re des choix, parce que ce mot de nudge suggère que l’on pousse les gens dans une direction, alors qu’on est davantage intéressés par la ‘big picture’”, détaille Thaler. Pour les deux auteurs, la théorie libérale pure et dure, qui considère l’être humain comme un être rationnel, a tort. Il s’agit en réalité de chercher un chemin entre le libéralism­e et les politiques interventi­onnistes. Ce qu’ils appellent le “paternalis­me libertarie­n”. Une sorte de troisième voie, donc.

Barack Obama sera l’un des premiers politiques séduits par le concept. Dès la sortie du livre, en 2008, il décide de glisser du nudge dans sa campagne présidenti­elle. Un exemple: alors qu’un coup de fil habituel d’une équipe de campagne ressemble à: “Vous allez voter aujourd’hui?”, la nouvelle façon de procéder consiste désormais à dire: “C’est formidable, à quelle heure vous comptez y aller? Comment vous comptez y aller?”, etc.

“Si vous faites formuler par les gens leur plan détaillé pour aller voter, il y a plus de chances qu’ils le fassent”, professe Thaler. Les deux chercheurs ont d’ailleurs vite intégré les équipes du président américain. Selon ses mots, Thaler, qui a obtenu le prix Nobel d’économie en 2017, a joué un rôle de “conseiller informel” durant les deux mandats d’obama. Cass Sunstein lui, a travaillé au bureau de l’informatio­n et de la Régulation de la Maison-blanche. Pas une surprise: “La force d’obama, à ce moment-là, était de nommer des gens qui avaient passé dix, vingt ans à chercher sur un sujet innovant et de leur donner des latitudes pour agir”, éclaire Niels Planel, spécialist­e des questions d’innovation­s sociales, ancien de la Banque mondiale et auteur de plusieurs livres sur Barack Obama. En 2013, une nudge unit voit même le jour à la Maison-blanche. Finalement, dans combien de politiques publiques Obama a-t-il utilisé le nudge en huit ans de présidence? “Beaucoup”, répond Thaler. Niels Planel donne l’exemple d’un SMS envoyé aux étudiants issus des milieux populaires pour qu’ils pensent à s’inscrire à la fac dans laquelle ils ont été admis. “Une forme de rappel pour éviter le découragem­ent devant la masse de documents à rendre. Cela a permis d’augmenter le taux d’inscriptio­n des étudiants défavorisé­s dans les grandes écoles de 9%.”

Après Obama, c’est au tour de David Cameron de s’intéresser au nudge. En 2010, le gouverneme­nt conservate­ur britanniqu­e crée une nudge unit, la Behavioura­l Insights Team, avec l’aide de Richard Thaler. L’économiste française Laura Litvine rejoindra cette équipe quelques années plus tard. Elle parle aujourd’hui d’une “nouvelle façon” de faire de la politique et décrit une méthode née pendant

“un moment de centrisme libéral à l’anglaise, qui s’est traduit par des grands financemen­ts pour la recherche et pas mal de tentatives autour de policy labs, du design thinking”. Spécialist­e de l’évaluation des politiques publiques et du développem­ent économique, Laura Litvine insiste sur la démarche scientifiq­ue du nudge, et réfute son côté gadget: “Ne pas prendre en compte la nature humaine ou nos façons de penser dans la constructi­on d’une politique publique paraît aberrant. Il faut mobiliser la connaissan­ce sur le comporteme­nt humain, ou quand on ne l’a pas, la générer. Le nudge n’est qu’un des outils qu’on va utiliser pour proposer des solutions. Ce n’est pas la solution magique, c’est un outil utilisé dans un cadre éthique, scientifiq­ue, qui, bien fait, peut apporter des solutions hyper-efficaces.” Elle cite en exemple une politique déjà utilisée aux États-unis et au Royaume-uni avec “un impact énorme” qui consiste à inscrire automatiqu­ement les gens pour qu’ils cotisent directemen­t à leur retraite lorsqu’ils travaillen­t, chose qu’ils ne font pas sinon, ou qu’ils repoussent sans cesse. “Tu changes un petit mécanisme d’applicatio­n et ce sont des milliards d’épargne supplément­aires pour les personnes âgées. Cela a eu des vraies conséquenc­es sur la précarité des retraités.” Existerait-il un mauvais nudge? Bien sûr. Le sludge. “C’est un peu le jumeau du nudge, les techniques sont similaires mais il s’agit de rendre les choses plus compliquée­s, pour décourager à faire quelque chose. Pas mal de journaux font ça, par exemple: c’est facile de s’y abonner, mais un chemin de croix pour s’en désabonner”, dit-elle en souriant. Il y a, surtout, l’usage politique que l’on en fait. “Quand c’est le cabinet d’un ministre qui le commande, parfois en situation d’urgence, on voit bien qu’ils veulent faire du nudge sans la démarche scientifiq­ue, et là, ça dépend d’au service de qui on se met. C’est un moyen de manipuler les gens”, décrit Yoan Ollivier, de Vraiment Vraiment, une agence spécialisé­e en design des politiques publiques. Ce n’est pas la seule critique faite au nudge, qui ne s’attaquerai­t pas aux “inégalités à la racine”, mais s’en accommoder­ait. “C’est toujours le problème des troisièmes voies”, indique Niels Planel.

Sans surprise, Emmanuel Macron ne pouvait pas passer à côté d’un concept taillé sur mesure pour ses théories, lui qui voulait “faire de la politique autrement”, faire tomber les dogmes et utiliser les “bonnes méthodes” à sa dispositio­n. “Au tout début d’en marche!, en 2016, il y avait des réunions en tous genres sur la disruption, avec tout un tas de concepts marketing. Au milieu, le nudge était de loin le plus séduisant”, se souvient un ancien marcheur. Ismaël Emelien, qui raffole de sciences politiques américaine­s et conseille de très près Emmanuel Macron à l’époque, est en outre un fin lecteur de Thaler et Sunstein. “Si jamais on est élus, on crée une équipe de sciences comporteme­ntales”, promet-il alors à Éric Singler, de BVA, avant de lui poser une question: “Je sais qu’obama l’a utilisé dans un cadre électoral, est-ce que vous seriez OK pour bosser sur la campagne?” Singler accepte et se retrouve chez En marche! à simplifier la longue charte d’adhésion de dix pages, “qui avait un effet repoussant”, et la page d’accueil du site, où il ajoute le prix moyen d’une donation pour utiliser la puissance “de la norme sociale” et inciter les gens à donner autant. Un membre de l’équipe de campagne: “Le nudge dans la com, c’est se poser des questions de bon sens. Comment le parcours peut-il être facile, fluide, comment parler à une personne à un horaire qui lui convient, lui présenter des choses accessible­s. On le fait tous, c’est une manière de le formaliser, de le mettre en mots.” À l’automne 2017, une cellule de chercheurs en sciences comporteme­ntales est mise en place à la Direction interminis­térielle de la transforma­tion publique. Aujourd’hui, ces derniers conseillen­t les ministères et le SIG (le Service d’informatio­n du gouverneme­nt) sur des questions aussi variées que la réduction de la consommati­on des antibiotiq­ues ou l’améliorati­on du sommeil et les performanc­es cognitives des élèves de CP. Plus récemment, ils ont également travaillé

avec leur ministre de tutelle, Amélie de Montchalin, à lancer Services publics +, une plateforme où les citoyens “disent ce qu’ils ont pu apprécier et ce qui ne marche pas dans la vraie vie dans l’usage des services publics”, explique-t-elle. Ensuite, tous les trois mois, elle réunit “les patrons de ces services publics pour leur faire des retours”. C’est, de fait, l’un des grands mystères de l’action publique: on ne sait jamais à l’avance si une politique publique va marcher ou non. Montchalin, ministre de la Transforma­tion et de la Fonction publique, le répète comme un mantra depuis qu’elle s’est lancée en politique, en 2017, à l’occasion des législativ­es: “Il faut arrêter de penser que si ça marche depuis les ministères, ça marchera dans la vraie vie. Ce grand décalage crée la défiance démocratiq­ue.”

Présenté comme tel, le nudge, bras armé d’un modèle de démocratie libérale en panne de résultats, ne serait-il pas la fin d’une certaine idée de la politique en démocratie? Si des experts se chargent de décider pour les citoyens ce qui sera bon pour eux, à quoi servent la discussion démocratiq­ue, la délibérati­on, l’adhésion à un projet de société, le libre arbitre, la vie de la cité, en somme? Richard Thaler sourit: “C’est une façon très naïve de voir la politique. Le législateu­r qui vote la loi ne va jamais aussi loin dans le niveau de détails, les experts tranchent toujours à la fin.” Le philosophe Frédéric Orobon, qui s’intéresse aux questions de santé publique et de liberté individuel­le, s’est penché sur le nudge. S’il voit lui aussi la réduction des problèmes politiques à “des problèmes techniques” et s’il a pointé du doigt le “risque de manipulati­on”, comme il le dit lui-même, “quand on se pose ce genre de questions, les promoteurs du nudge savent y répondre et vous disent: ‘Si vous y gagnez sur le plan de votre santé, où est le problème? On vous a forcé la main, mais au bout du compte, vous en ressortez gagnant. Sur le plan intellectu­el, ça ne me satisfait pas et en même temps, c’est le genre de réponse qui me cloue un peu le bec. D’une manière ou d’une autre, une conduite qui ne nuit qu’à moi-même, on pourra toujours me montrer qu’elle nuit à la collectivi­té. C’est là où le nudge l’emporte”.

Une question fondamenta­le que peut poser aussi la politique vaccinale de la France, sur laquelle Éric Singler planche désormais avec son équipe. Pour convaincre les réfractair­es, il cite en vrac des “référents au sein des communauté­s qui ont un effet entraînant” en mentionnan­t les images d’olivier Véran en train de se faire vacciner, et ajoute que l’accès au vaccin doit être simplifié au maximum. “Mon papa s’est fait vacciner hier via la mairie, poursuit-il. Il n’a pas attendu, il a trouvé ça génial, il a raconté ça à ses copains. Dans ces cas-là, on observe des effets de contagion sociale.” De son côté, Coralie Chevallier est en train de travailler sur un projet de “chatbot”, un robot de discussion qu’elle a proposé à L’AP-HP après s’être rendu compte, travaux à l’appui, que l’échange direct et les réponses aux questions étaient bien la meilleure manière de convaincre les hésitants d’avoir recours au vaccin contre le Covid-19. Et aux États-unis? Cass Sunstein, qui a retrouvé un job dans l’administra­tion de Joe Biden, va plancher sur une autre urgence. “La nouvelle loi sur l’immigratio­n, qui sera extrêmemen­t importante. Une de ses missions sera de réduire le sludge mis en place dans ce domaine ces dernières années”, restitue son ami Richard Thaler. Est-ce que luimême conseiller­a Joe Biden comme il l’a fait avec Barack Obama? officielle­ment.”•tous Un sourire: “Pas

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