Chez les Ouïghours
De la province du Xinjiang, en Chine, peu d’images filtrent. Dans cette région frontalière avec le Kazakhstan vivent les Ouïghours, une communauté musulmane persécutée par Pékin. Le photographe Yuyiang Liu est l’un des rares à se rendre régulièrement sur
À quoi ressemble le quotidien des Ouïghours, la communauté musulmane persécutée par Pékin? Le photographe Yuyang Liu est l’un des rares à avoir pu aller voir.
Pour mesurer le haut degré de sensibilité du sujet, il faut ausculter la vie quotidienne d’adrian Zenz. Ce débonnaire anthropologue allemand avec fort accent germanique, embonpoint et lunettes rectangulaires, vit dans le Minnesota, aux États-unis. En apparence, rien de sensationnel dans l’existence du professeur Zenz, un intellectuel jovial de 46 ans, diplômé de Cambridge, travaillant au sein de la Victims of Communism Memorial Foundation, et qui s’est installé l’an dernier avec sa famille dans ce coin paisible du Midwest. Pourtant, Adrian Zenz vit sous protection policière. “Je ne peux pas vous en dire plus, mais c’est assez inédit par ici”, s’excuse presque le chercheur, qui craint pour sa sécurité et celle de ses enfants. Adrian Zenz est l’homme qui abreuve le monde de révélations glaçantes sur la répression menée par Pékin dans la province du Xinjiang, où vit la communauté musulmane des Ouïghours: un internement extrajudiciaire d’un million de personnes, sur une population totale de douze millions d’habitants, accompagné de travaux forcés, de lavage de cerveaux, de stérilisations obligatoires et de viols collectifs. L’anthropologue allemand identifie, recoupe et documente ces atrocités commises par les autorités chinoises au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste. “Je reçois des menaces”, lâche-t-il, sans s’épancher mais en laissant entendre qu’il s’agirait d’agents chinois qui n’hésitent pas à intimider un intellectuel étranger, vivant sur le sol américain, à plus de 9 000 kilomètres de leurs frontières.
Observer, même à distance, ce qui se passe dans cette province à l’est de la Chine est en soi un tour de force. Les images qui en sortent sont distillées au compte-gouttes, aux prix de mille efforts de la presse internationale. Les journalistes étrangers sont harcelés par des forces de l’ordre qui sabotent méthodiquement leur travail. Le photographe français Gilles Sabrié s’y est rendu à deux reprises, en 2018 et 2019. La dernière fois, il était suivi par 14 hommes en uniforme.
“Les chauffeurs de taxi sont appelés au téléphone quelques minutes après nous avoir pris en charge: on leur demande soit de rapporter nos trajets, soit d’annuler la course. Toute personne à qui l’on parle est interrogée par la police immédiatement ou peu de temps après. Donc impossible de parler aux locaux”, détaille le photojournaliste, installé à Pékin. Tout est bon pour barrer l’accès aux sites sensibles, comme les centres d’internement ou les mosquées. Les tentatives de reportage se heurtent à des checkpoints, des barrages de bulldozers ou des intimidations par des gros bras, auxquels s’ajoutent des enquiquinements systématiques comme l’annulation des réservations de chambres d’hôtel ou des coupures internet.
C’est en cela que le travail du photographe Yuyang Liu se distingue. De nationalité chinoise, il jouit de davantage de discrétion et d’une liberté de mouvement accrue. Ses premiers travaux sur les Ouïghours datent de 2015, soit un an avant le lancement de la campagne de répression. “Le gouvernement injecte énormément d’argent pour moderniser le Xinjiang, avec des trains à grande vitesse, des autoroutes, des usines. D’un côté, ça modernise. De l’autre, ça détruit une partie de la culture des Ouïghours. C’est cela que je documente”, élude-t-il prudemment par téléphone depuis Chengdu, sa ville natale du Centre de la Chine. Sa citoyenneté ne l’exonère pas de galères dans cette région à majorité turcophone. “La plupart des Ouïghours ne parlent pas très bien le chinois, on communique via des applis de traduction.” Photographier les camps, hors de question. “Je n’en ai pas vu. Je n’ai pas d’opinion sur cette question. No comment”, évacue Yuyang Liu. La répression n’épargne pas les Chinois. Parler, c’est s’exposer. Critiquer, se condamner. Rien n’échappe aux autorités chinoises. Quelqu’un à l’ambassade de Chine à Paris lira probablement ces lignes et en réfèrera à ses supérieurs. Les photos de Yuyang Liu suggèrent donc plus qu’elles n’affirment, comme cet enfant déguisé en policier, subtile façon d’évoquer l’emprise policière. “Une fois sorti des centres de détention, les gens sont constamment surveillés, il y a des caméras de surveillance à l’entrée de quasiment chaque immeuble”, détaille Adrian Zenz, qui constate néanmoins une inflexion. Depuis 2019, la police réduit sa surveillance, du moins en apparence. “Ils font en sorte d’être plus discrets, notamment pour les ambassadeurs et les rares délégations étrangères qui viennent. C’est une logique de ‘village Potemkine’: on fait croire que tout va bien, avec des commissariats ‘déguisés’ en offices du tourisme. À l’intérieur, c’est rempli de policiers.”
Le résultat est une société brisée, assommée. “Quand ils sortent de camps, les gens vivent dans la solitude, isolés les uns des autres, ils ne peuvent pas se déplacer, il faut des autorisations spéciales pour se déplacer d’une ville à l’autre”, assure Adrian Zenz, qui base ses travaux sur un recoupement de multiples témoignages sur place et l’examen scrupuleux de documents officiels. La vieille ville de Kashgar, cité ouïghoure à l’architecture singulière, aux maisons basses et aux ruelles étroites, disparaît ainsi sous les coups de pelleteuses, remplacée par des hideuses barres d’immeubles, comme une métaphore glaçante du sort réservés
OCCUPANTS.•PIERRE-PHILIPPE à ses