Society (France)

Passion french rap

Magie du Web: partout sur la toile, le dernier chic consiste désormais à se filmer en train de regarder des clips de rap français. Parce que c’est drôle? Ou parce que le rap français est devenu le meilleur du monde?

- PAR GRÉGOIRE BELHOSTE

À l’étranger, des youtubeurs se filment en train de regarder des clips de rap français, et leurs vidéos font un carton. Mais pourquoi diable?

Sur Youtube comme au troquet, ils préfèrent le siffler cul sec. Avant de commencer chacune de leur vidéo, “Xela” et “Den Grando” boivent un expresso “à l’italienne”, c’est-à-dire bien serré et en l’avalant d’un trait. Les deux Milanais sont ensuite parés pour réagir aux nouveautés rap du voisin français. L’été dernier, l’étape obligée se nommait Bande organisée, premier single de 13’Organisé, collectif réunissant les meilleures gâchettes marseillai­ses. Le 23 août 2020, les voici donc devant le clip du blockbuste­r provençal. “On va découvrir la scène marseillai­se”, dit Den Grando dans un français presque impeccable, avant de lancer la vidéo. Le spectacle peut commencer: les deux Italiens, vêtus de chemisette­s à motifs assorties et de lunettes à verres teintés, se filment en train d’enchaîner les moulinets avec les bras devant les rimes de Jul, SCH ou Naps. “C’est la plus belle chanson rap de 2020, s’exclament-ils finalement. Impossible de faire mieux que ça, en France ou en Italie.” Difficile de les contredire, au moins sur les chiffres: Bande organisée est devenu l’un des morceaux les plus écoutés de l’histoire du genre lors des semaines suivantes, avant d’être certifié double single de diamant quelques mois –et des millions de streams– plus tard. À leur échelle, les deux compères de 26 ans ont profité de cette lame de fond: avec pas loin de 200 000 vues au compteur, leur vidéo de réaction à Bande organisée reste la plus visionnée de leur chaîne Youtube, baptisée Café Show.

Autre pays, autres coutumes. Depuis son canapé d’orlando, en Floride, “King Demi”, lui, préfère s’allumer un blunt avant de réagir au tube des Marseillai­s. Pour le reste, rien ne change: nous sommes aussi à l’été 2020, lui aussi remue la tête en cadence et là encore, les vues décollent.

Six mois après sa publicatio­n, la vidéo comptabili­se plus de

385 000 visionnage­s. Ce n’est pourtant pas la première fois que le Floridien de 23 ans signe une vidéo de réaction au “french rap”. King Demi s’intéresse à la production hip-hop venue de ce côté-ci de l’atlantique depuis plus de deux ans. “Les Américains ne font pas des vidéos aussi créatives, hormis quelques-uns, comme Kendrick Lamar”, s’exclamait-il déjà sur Youtube début 2019 pour justifier son enthousias­me. Il venait alors d’être soufflé par le clip Au DD, de PNL, tourné au sommet de la tour Eiffel. Xela, Den Grando ou King Demi ne sont pas les seuls à s’extasier ainsi. Aux quatre coins du monde –Italie, États-unis, Angleterre, Europe de l’est–, des dizaines d’inconnus postent désormais chaque semaine leurs réactions aux morceaux de rap francophon­e. Certains restent seuls chez eux, d’autres se filment dans leur voiture, d’autres se penchent sur des morceaux, d’autres encore choisissen­t des albums entiers, mais les ingrédient­s essentiels ne varient pas: tous prennent un plaisir visible –et parfois légèrement surjoué– à écouter du rap dans sa version francophon­e, comme si tout ce qui venait de France, de Belgique ou de Suisse était le dernier chic. Mode passagère? Ou consécrati­on internatio­nale presque tardive pour un genre qui n’a cessé de conquérir de nouvelles parts de marché depuis trois décennies?

Un classement, pour situer la France sur la carte mondiale du rap: il est dit, depuis la fin des années 90, que le marché tricolore occupe la deuxième place internatio­nale derrière les Étatsunis, sans qu’aucun chiffre ne puisse toutefois le prouver. L’année dernière, le média spécialisé américain DJ Booth a néanmoins apporté du poids à cette affirmatio­n en élisant Paris “première ville rap en 2019”, devant la capitale de la trap, Atlanta. Grâce au triomphe des albums de PNL, Ninho ou Nekfeu, plus de 2,6 millions d’albums de rap parisien se sont vendus cette année-là. Aussi faramineux soient-ils, les chiffres ne suffisent pas à résumer cette hype: il faut ajouter au succès commercial la reconnaiss­ance critique. Voilà maintenant plusieurs années que les artistes venus de France jouissent d’une belle réputation outreatlan­tique, en témoignent la couverture du magazine The Fader accordée à PNL, l’intérêt supposé de la superstar Drake pour –toujours– PNL, ou encore l’invitation de MHD à se produire au festival Coachella. Tous les indicateur­s l’attestent, le rap français intrigue plus que jamais l’amérique. “J’ai commencé avec Niska et Koba LAD, et j’ai tout de suite adoré, raconte Tyrone, 21 ans, Jamaïcain installé en Floride, qui fait lui aussi partie de ceux qui se filment en train de regarder des clips de rap français. J’aime l’accent

des Français, leur flow, leur énergie. Et puis j’ai fait 400 000 vues avec cette vidéo, donc j’ai continué, bien que je ne comprenne pas la langue.” Autrefois rédhibitoi­re, la barrière linguistiq­ue ne s’oppose plus au succès internatio­nal du rap francophon­e. Pour le rappeur havrais Médine, c’est aussi le signe d’un genre dont la richesse musicale n’a jamais été si vaste. “À une époque, le rap français était sans doute assez pauvre en mélodies et en sonorités, explique-t-il. On avait trois flows et on rappait tous avec. Certains rappeurs avaient même développé des clés de changement: on allait rapper pendant huit mesures d’une certaine manière, puis à partir de la huitième mesure, changer de flow, et à partir de la seizième mesure, arriver au bout du couplet et passer sur le refrain. Ça rendait parfois le rap monotone. Aujourd’hui, le rap français s’est mis au diapason de toutes les sonorités modernes. Il devient plus compétitif, plus mélodieux, et c’est ce qui attire les oreilles de gens qui ne comprennen­t absolument pas la langue.” L’un des morceaux de son dernier album, Grand Médine, paru en automne, a déjà fait l’objet d’une vidéo par un youtubeur américain. Quelques mois plus tôt, des Allemands ou des Russes avaient déjà remué la tête sur plusieurs de ses titres. “Sur la vidéo des Russes, on voit que ce sont surtout les flows saccadés et agressifs qui attirent leurs oreilles, analyse-t-il. On pourrait presque faire une étude sociologiq­ue là-dessus et comprendre les tempéramen­ts des habitants de certains pays en fonction des flows qu’ils apprécient.”

“SCH”. La première fois qu’il a vu ces trois lettres accolées, Lennox Kpakiwa les a spontanéme­nt prononcées “shhh”, comme “chut”, en anglais. “Et puis c’est devenu viral, raconte ce youtubeur de 25 ans depuis son appartemen­t du sud-est de Londres. Des gens m’ont envoyé des pages Instagram ou Twitter où l’on reprenait la séquence dans laquelle je prononce mal le nom de ce rappeur français, il y avait 300 000 ou 400 000 vues dessus.” À l’échelle mondiale, la capitale anglaise joue un rôle de premier plan depuis que le genre local, la UK drill, est devenu l’un des courants musicaux les plus influents du moment.

À lui tout seul, ce nouveau style incarne la circulatio­n dorénavant planétaire du rap: née dans les faubourgs de Chicago, la drill a été remodelée par la scène londonienn­e –qui l’a rendue au passage plus froide et lugubre– avant de retourner aux États-unis, à New York plus précisémen­t, où elle est devenue mainstream grâce au succès du rappeur Pop Smoke. De retour en Europe, la drill est désormais le terrain de jeu des jeunes pousses françaises et écoutée par des Britanniqu­es avides de nouveautés. “J’aime réagir sur du Gazo, du Hamza ou du Freeze Corleone, énumère Thomas Gilbert, dont la chaîne Breaking Bars décortique, entre autres, l’actualité du rap francophon­e. Je suis allé deux fois en France, on m’a enseigné le français pendant quatre ans à l’école, mais je ne sais malheureus­ement pas dire quoi que ce soit. Grâce au rap, j’ai appris pas mal de mots d’argot, comme ‘binks’.” Ce Londonien de 22 ans s’impose une discipline sur Youtube: il veille à ne jamais écouter le morceau concerné avant de tourner sa vidéo, pour que sa réaction soit la plus “authentiqu­e” possible. Même quand cela concerne ses artistes préférés, le Belge Damso ou le “drilleur” britanniqu­e Digga D, dont les titres traversent aujourd’hui l’atlantique à la vitesse d’un couplet de rap marseillai­s. “Digga D explose partout sur la carte maintenant, beaucoup d’étrangers réagissent à ses vidéos, se félicite Gilbert depuis sa chambre, où trône un poster d’eminem. En tant qu’anglais, quand je vois des Américains réagir à nos trucs britanniqu­es, je savoure et je me dis

‘Wow, c’est vraiment fou’.”

“J’aime l’accent des Français, leur flow, leur énergie. Et puis j’ai fait 400 000 vues avec cette vidéo”

Tyrone, 21 ans, Jamaïcain installé en Floride

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