Society (France)

Florence Aubenas

- PAR CHARLOTTE BOUVIER, THOMAS PITREL ET VINCENT RIOU / PHOTOS: RAPHAËL LUGASSY POUR SOCIETY

Dans son nouveau livre, la meilleure journalist­e de France raconte un fait divers, certes, mais aussi la France et les Français comme personne. Et elle nous livre ici tous ses secrets.

Une décennie après Le Quai de Ouistreham, son infiltrati­on dans le monde des femmes de ménage post-crise économique, FlorenceAu­benas raconte dans L’inconnu de la poste la vie qui se crée et se détruit autour du meurtre de Catherine Burgod, une postière de l’ain, pour lequel l’acteur Gérald Thomassin fut longtemps suspecté avant de disparaîtr­e dans la nature. Deux formes différente­s mais une volonté, qui traverse également ses articles pour Le Monde : raconter le monde de ce ux qui n’ont pas de conseiller­s en communicat­ion.

Quand on suit votre production et au vu de votre notoriété, on se dit que vous en êtes arrivée à un point où vous choisissez de ne traiter que les sujets qui vous intéressen­t. Ça arrive que l’on vous dise, au Monde: ‘Tiens Florence, on a pensé à toi pour faire ça’? Cela n’arrive pas assez souvent. Parce que ce qui est amusant quand on travaille dans un quotidien, c’est qu’on est obligée de prendre des sujets qu’on n’aurait pas fait d’habitude. Récemment, quand on m’a demandé d’aller à Nice pour passer le Nouvel An, je ne l’aurais pas faits de moi-même, mais j’étais ravie. J’aime ça, être obligée de partir quelque part, devoir rendre mon papier à l’heure –ou essayer, en tout cas–, il y a une certaine beauté dans ces contrainte­s.

Même avec votre expérience, vous continuez donc de vous rendre disponible quand personne ne veut bosser… C’est vrai que c’est mon vice, je reconnais. J’aime travailler pendant les vacances de Noël, d’été. Il n’y a pas grand monde, il y a plein de sujets, les choses vont plus vite.

Et il y a plus de place? Je n’ai plus ce problème de place. Dans les années 90, il y avait cette réflexion absurde de dire que les gens qui lisaient les journaux n’aimaient pas lire. Donc on faisait des papiers plus courts qui allaient avec la remise à plat des maquettes, qui avaient été faites manuelleme­nt pendant des décennies. Quand l’informatiq­ue est arrivée, ça a été le royaume de ‘Fais-moi une chrono et un petit encadré là, et de la couleur ici’. Cela a complèteme­nt morcelé les papiers. J’ai détesté cette période. Il n’était pas question de dérouler un récit mais, au contraire, de le fragmenter en mille petits trucs.

Résultat: le lecteur lisait le titre, le soustitre, un des encadrés et se disait qu’il avait tout lu. Dieu merci, il y a eu une espèce de tournant dans les années 2000.

C’est le moment de l’apparition de la presse web et des journaux gratuits… Oui, la course au temps était perdue. Donc il fallait proposer autre chose, un plaisir de récit, une autre informatio­n. Tous les jours, je me félicite de l’apparition d’internet sur le marché de la presse ; pour moi, c’est la bénédictio­n de la presse écrite payante. Et par ailleurs, c’est formidable d’avoir de l’informatio­n qui vous arrive comme ça, comme des dépêches, et on fait le tri ensuite. C’est une éducation à avoir. Pour l’instant, on tâtonne, on ne sait pas trop quoi en faire, mais c’est normal, comme tout nouveau support, il faut un moment d’acclimatat­ion.

Vous en parliez déjà dans La Fabricatio­n de l’informatio­n, votre premier livre, publié en 1999 avec Miguel Benasayag, philosophe et activiste altermondi­aliste. C’est un livre très engagé, mais vous n’êtes pourtant pas si estampillé­e militante que ça, aujourd’hui. Je le fais autrement. J’ai été présidente de L’OIP (Observatoi­re internatio­nal des prisons, ndlr), mais je pense qu’à un moment, vous êtes sollicitée pour mettre un pied de plus, et ça envahit votre univers profession­nel. J’aime les engagement­s, mais le militantis­me ne me correspond pas. Je n’ai pas envie d’entrer dans un parti ni d’être dans une associatio­n de façon trop impliquée.

Votre mère travaillai­t dans un journal qui s’appelait Les Cahiers du Grif (pour Groupe de recherche et d’informatio­n féministes, ndlr), à Bruxelles. Ça vous a marquée?

Oui, ça a profondéme­nt influencé la façon dont je conduis ma vie personnell­e. Le fait de préférer une vie profession­nelle à une vie familiale, par exemple. Ma famille ne m’a jamais dit ‘Mais comment ça, tu n’es pas mariée, tu n’as pas d’enfants?’ Il n’y avait aucune injonction à suivre un modèle, au contraire.

Vous couvrez assez peu le monde militant et politique dans vos reportages, ou même les mouvements sociétaux actuels, comme la vague féministe, justement. Vous pouvez traiter des problémati­ques de femmes sans mettre l’estampille ‘papier féministe’. Le Quai de Ouistreham, c’est un livre qui parle des femmes, donc un livre féministe à sa manière, même si ce n’est pas revendicat­if. La vie des mouvements, ce n’est pas là-dessus que j’aime travailler, et pour être sincère, je préfère traiter les rêves d’un électeur plutôt que ceux d’un politique, même si ça m’arrive de le faire. Je trouve que trop souvent, la vie politique en France, c’est comme si dans un hôpital, au lieu de parler du nombre de lits, des vaccins ou autre, on vous disait que la secrétaire est fâchée avec l’aidesoigna­nt. Pour moi, la politique française raconte la vie de bureau, beaucoup moins les idées, les programmes. En histoire, l’école des Annales disait que ce n’est pas seulement celle des têtes couronnées, des grands traités internatio­naux, des chefs de guerre, mais aussi des hôpitaux, des prostituée­s, de la vie de tout le monde. C’est cela que je m’escrime à faire. J’adore aller aux meetings, voir comment les gens réagissent, mais je ne suivrais pas un parti politique. Si, j’avais suivi les militants d’asselineau, cela aurait été intéressan­t à voir parce que ce sont des ‘amateurs’. C’est comme quand je suis les Gilets jaunes. Ce que je trouve intéressan­t en politique, ce sont les gens qui balancent leur vie par la fenêtre, plus que ceux dont c’est la profession.

C’est lié au fait que vous avez pour principe de ne jamais faire d’articles sur des gens qui ont un(e) attaché(e) de presse? J’en fais, malheureus­ement.

“tous les jours, je me félicite de l’apparition d’internet sur le marché de la presse ; pour moi, c’est la bénédictio­n de la presse écrite payante. d’un coup, il a fallu proposer autre chose, un plaisir de récit”

Assez rarement. Mais quand je dis ‘attaché(e) de presse’, je parle des gens qui ont des éléments de langage, une communicat­ion. Je me rappelle la première fois qu’on m’a demandé de faire la page portrait de Libé. J’appelle l’attaché de presse, qui me dit que l’acteur va me recevoir de 10h15 à 10h30. Je dis: ‘Ce n’est pas possible, il me faut au moins une heure et demie, c’est super-important!’ J’étais très emballée. Je négocie une heure, j’arrive, et au bout de cinq minutes, je me dis: ‘Putain, quinze minutes, c’était déjà trop long…’ C’est souvent ça, les gens qui ont des conseiller­s en com, on leur dit de faire attention, et ils n’ont rien à dire.

Dans La Fabricatio­n de l’informatio­n, vous parliez du triomphe de la communicat­ion, avec lequel les journalist­es doivent composer mais dont ils sont aussi complices. Pendant longtemps, traditionn­ellement, le problème de la presse était la censure. C’est d’ailleurs une question qui revient quand vous faites une rencontre avec un public, de tout âge: ‘Vous êtes possédés par tel actionnair­e, ne me dites pas qu’on ne vous empêche pas ceci, cela.’ Cette censure ‘à l’ancienne’ peut exister mais moi, je ne l’ai jamais rencontrée. Dans nos pays occidentau­x, le gros problème n’est pas ce qu’on vous empêche d’écrire, mais ce qu’on vous demande d’écrire. Vous êtes noyés dans la com. Quand Sibeth Ndiaye dit: ‘S’il faut mentir pour protéger le président, je mentirai’, c’est de ça dont on parle. Cette noyade d’éléments de langage, dix personnes qui vous disent ça, quatre qui vous appellent pour vous vendre un sujet génial, cette espèce de jeu de miroir permanent, de gentilless­e. Les interviews trop préparées, trop relues, vous n’êtes empêchés de rien mais on va relire, réécrire. Aujourd’hui, un certain nombre de formations en journalism­e débutent par un cursus commun avec la section communicat­ion. Bah non, c’est pas pareil.

De façon plus surprenant­e, vous déploriez aussi la place que prenait l’investigat­ion dans les rédactions, avec une injonction à la transparen­ce. Vous le pensez toujours? Ça dépend de ce qu’on entend par transparen­ce. Si c’est un ou une ministre qui a un compte en Suisse, la transparen­ce est de rigueur. Dire ‘je vis dans un aquarium’, c’est autre chose.

Après, on a tous une carte de presse mais chacun fabrique sa conscience, sa morale, sa façon de travailler.

Ce n’est pas partout pareil. Je trouve qu’il faut avoir une ligne rouge. La mienne, c’est de me dire: ‘Je ne pose que des questions auxquelles je répondrais moi-même.’

Même en remontant très loin dans vos articles, vous avez peu publié d’interviews sèches, questions/réponses. Très peu. Ce n’est pas que je n’aime pas ça mais je suis reporter, donc on me demande rarement ça. Et je suis toujours sidérée de constater que dans les journaux, il y a plus de gens qui aiment faire des interviews que de gens qui aiment faire des reportages. Moi, c’est ce que je préfère, donc tant mieux, il en faut pour tout le monde.

C’est étonnant parce que s’il y a autant de gens qui rêvent d’être journalist­es, c’est généraleme­nt parce qu’ils ont l’image du reporter, non? C’est vrai, et c’est pour moi un grand mystère. J’ai toujours mille raisons de monter dans un train, alors que souvent les gens ne sont pas si demandeurs de partir en reportage. La vie pèse de son poids assez vite. Mon premier reportage à l’étranger dans une zone de conflit, c’était au Rwanda, en 1994, pour Libération. La moitié du service y était allée de janvier à juillet, et au bout d’un moment, les gens n’en peuvent plus. Ce sont des périodes fatigantes, il faut pouvoir se libérer un mois de suite. Souvent, les journalist­es dans les rédactions n’ont pas ce temps, et je comprends, moi je n’ai pas de mari, pas d’enfants, je n’ai pas du tout un quotidien contraigna­nt. Quand je vais faire le procès d’outreau, c’est parce que personne ne peut ni ne veut aller deux mois à l’ibis de Saint-omer.

Est-ce que ça veut dire qu’il faut nécessaire­ment ne pas avoir de vie privée pour être un(e) bon(ne) reporter? Non, mais dans un journal, il faut des gens qui n’ont pas de vie privée. Moi, s’il ne fallait pas partir deux mois à Saint-omer, je ne serais pas journalist­e, mais il y a mille façons d’être journalist­e, une par personne, et Dieu merci.

Et vous, est-ce qu’il y avait une figure mythique ou fantasmée de reporter dans votre jeunesse? Pas du tout. Mes lectures des journaux étaient plutôt Fluide glacial ou Métal hurlant que Le Monde, je n’étais pas une lectrice de journaux au sens Sciences Po du terme. Mais à un moment, il fallait suivre un métier, alors que je n’étais pas du tout partie pour ça.

Vous étiez partie pour quoi? Pour rien du tout. Je n’avais pas de vocation, je ne me projetais pas. J’ai fait hypokhâgne, khâgne, mais après je ne voulais pas du tout entrer à L’ENS. Je ne voulais pas être comme la fille d’on connaît la chanson, le film d’alain Resnais, qui fait une thèse sur les chevaliers de l’an mil au lac de Paladru. Au bout d’un moment, vous voyez bien que ce dont vous parlez est abstrait, insaisissa­ble, que les gens vous regardent avec une pointe de commisérat­ion en se disant: ‘Elle a été mal orientée, celle-là.’ Je voulais quelque chose de profession­nalisant, mais je ne souhaitais pas enseigner parce que je ne voulais pas rester à l’école toute ma vie. Sans être une cancre ni une génie, le milieu scolaire ne me convenait pas. Quand j’étais à la fac à Nanterre, l’ami d’un de mes colocs était au CFJ (Centre de formation des journalist­es, ndlr). Je me suis dit ‘pourquoi pas’.

On s’est donné rendez-vous dans un bar, derrière Saint-sulpice, on a beaucoup bu, je me suis dit: ‘Oh bah c’est bien, voilà une belle entrée en matière.’ Donc j’ai passé le concours, je l’ai eu, et je me suis bien marrée. On était un groupe de jeunes, une trentaine, c’était très concret, et on trouvait du boulot facilement.

Rapidement après votre diplôme, vous entrez à Libération. C’était quoi, la patte Libé? Ah ça! Il y avait beaucoup de personnes qui n’étaient pas journalist­es de formation, ça donnait au journal un ton très particulie­r, des gens qui avaient une liberté par rapport à la manière d’écrire. Un mec comme Homéric (Frédéric Dion, ndlr), qui faisait le tiercé, c’était extraordin­aire. Quand Libé a annoncé qu’un mec allait faire le tiercé, il y a eu une levée de boucliers. Tiercé = beaufs! Quand ils ont lu ce qu’il faisait, ils auraient mis du tiercé à toutes les pages! C’est comme Sorj Chalandon qui couvrait l’irlande. On ‘surtraitai­t’ ce pays par rapport au reste du monde parce qu’il y avait un mec extraordin­aire sur l’irlande et à la lumière de ça, il apprenait mille autres choses sur ce qu’est une lutte armée, un terroriste, etc. À travers ça, on peut lire d’autres conflits.

“ce que je trouve intéressan­t en politique, ce sont les gens qui balancent leur vie par la fenêtre, plus que ceux dont c’est la profession”

Qu’est-ce qui a permis ça à Libération, à l’époque? C’était l’ambiance générale, et il y avait aussi le fait que les chefs de service étaient des rois, chacun régnait sur son royaume. Les conférence­s de rédaction, c’étaient des pugilats. Plus on leur disait de traiter tel sujet, plus ils refusaient! Il y avait une manière de choisir ses sujets de façon beaucoup plus libre que dans les autres rédactions. Libé, à cette époque, battait sa propre monnaie. D’ailleurs, le goût que j’ai de traiter les faits divers me vient sûrement de là. Traiter des informatio­ns générales était très politique, il y avait une protestati­on contre la justice, les flagrants délits, les tribunaux spéciaux pour les militaires.

Vous rejoignez d’ailleurs ce service en 1989-90, ce qui étonne un peu votre famille. Mon père surtout, il était très déçu. Il avait déjà mal compris que je ne devienne pas prof de français ou de latin. On ne se l’était jamais dit mais c’était évident pour lui: ‘T’as fait khâgnehypo­khâgne, c’était pas pour devenir prof ?’ Bah non, et on s’est tous les deux regardés en se demandant comment l’autre avait pu penser ça. Ensuite, quand je suis entrée dans un journal, c’était pour faire de la critique littéraire, c’était une évidence pour lui, alors que pour moi, jamais l’idée d’être payée pour lire un livre ne m’était venue à l’esprit. Lire un fait divers, ce n’était pas bien vu, c’était Le Parisien, France-soir. Alors qu’à Libé, j’étais la première lectrice des papiers de Denis Robert sur l’affaire Grégory, je les attendais avec impatience, je les lisais comme une dingue.

Vous avez une passion pour Simenon? Ah, fan! J’ai trois étagères remplies de livres de Georges Simenon, en 25 exemplaire­s chacun. Je ne résiste pas. Quand je vois un Simenon, il faut que je l’achète. J’ai appris beaucoup avec lui sur l’écriture, sur la manière de structurer les choses, c’est l’un des rares auteurs à raconter assez crument comment il écrit. En France, on pense que pour écrire, vous vous installez à votre bureau et tout à coup tombe la grâce, la foudre, et quand ça ne marche pas, vous prenez un peu de café, d’alcool ou d’opium, suivant les préférence­s. Simenon, lui, racontait très bien le petit trafic du gars qui taille ses crayons, un rouge et un bleu, la manière de faire. Il raconte qu’il a commencé à faire Maigret parce que ça lui permettait de construire une histoire avec un fil: la pipe de Maigret, la femme de Maigret, le menu de Maigret…

Et il disait qu’à un certain moment, il avait compris qu’il fallait lâcher Maigret pour faire autre chose, comme on lâche la rampe. Cette image qu’il utilise m’a beaucoup servi. En écrivant des articles, il y a une rampe, des contrainte­s, et quand on fait un livre, on lâche la rampe.

Dans L’inconnu de la poste, il y a une structure complexe, avec notamment beaucoup de flash-backs. Comment avez-vous procédé? J’ai commencé en mauvaise élève, en définissan­t ce que je ne voulais pas. Je ne voulais pas faire une histoire qui soit: ‘Voici un meurtre et voici sa résolution.’ J’ai donc exclu tous les personnage­s qui portent ça, les juges et les enquêteurs. Je voulais que les lecteurs voient Thomassin comme les gens dans le village l’ont vu arriver: un type bizarre qui n’est pas comme eux, un étranger, ce qui explique aussi pourquoi il est soupçonné. Souvent, quand on traite un fait divers avec du recul, on réécrit l’histoire en fonction de ce qu’on sait au bout de dix ans. Je voulais qu’on comprenne pourquoi on soupçonne Thomassin. Moi, je comprends très bien pourquoi on le soupçonne, même si on n’était pas obligé de le mettre trois ans en taule.

Ce qui est intéressan­t, c’est qu’on soupçonne autant Thomassin, qui a pourtant peu de preuves contre lui, qu’on doute de la culpabilit­é de l’ambulancie­r, qui est finalement devenu le principal suspect, son ADN étant présent sur les lieux du crime. Ça, c’est fascinant.

Thomassin arrive, jeune homme, acteur, un métier plutôt estimé, il est francofran­çais, il a un nom bien français, c’est un gars bien de chez nous, il s’installe en face d’une poste. Pourtant, il est l’étranger, et il le reste. Et l’autre, qui est français d’origine guinéenne, qui est noir alors qu’il y a très peu de Noirs dans ce coin, qui est musulman, lui, c’est l’enfant du pays. Parce qu’il a grandi là et qu’il y a le miracle du foot: quand on joue avant-centre dans l’équipe locale, on joue avant-centre dans l’équipe locale. D’une certaine manière, je trouve ça formidable.

Vous avez passé un an dans un immeuble de Nanterre pour écrire un livre sur la vie ‘normale’ en banlieue, mais ça n’a rien donné. Ne vous manquaitil pas, contrairem­ent à L’inconnu de la poste, un fil conducteur, un point de départ, comme l’est la figure de Gérald Thomassin? Des points de départ, j’en avais mille. À Nanterre, ce n’est pas ça qui manque. C’est le point d’arrivée que je n’ai pas trouvé. Je pense que je me suis un peu perdue. L’idée de départ, c’était de dire: ‘Je vais m’installer dans un HLM, dans une cité compliquée, et je vais raconter ce que je trouve.’ J’avais orgueilleu­sement en tête Les Enfants du Bronx, d’adrian Nicole Leblanc, dans lequel elle part du procès d’un jeune trafiquant latino, et puis tout à coup, elle se dit que c’est la femme et les enfants de ce mec qui l’intéressen­t davantage. Si elle reste collée à son histoire, c’est: ‘Les Latinos sont des trafiquant­s.’ Là, elle va chercher plus loin.

Dans La Fabricatio­n de l’informatio­n, vous déploriez que les journalist­es ne partent pas davantage au fil de l’eau, qu’ils aillent trop souvent voir une typologie d’interlocut­eurs pour leur faire dire ce qu’ils attendent d’eux.

Et ça perdure! Si vous prenez, tous médias confondus, le traitement d’une cité en banlieue ou d’un quartier difficile, vous verrez que 95% de ce que l’on va vous montrer, ce sont des hommes jeunes de 15 à 35 ans, avec des problèmes. Or, la majorité des gens qui habitent là sont des familles, avec des problèmes certes, mais qui ne sont pas ceux-là, et il y a autant de femmes que d’hommes. Évidemment, personne ne part sciemment en reportage pour

amplifier un cliché, mais ce qui va déclencher la décision du reportage encourage déjà les clichés. Dans le journalism­e comme dans la société en général, les choses sont souvent sous nos yeux, et on ne les voit pas. Il y a des angles morts, c’est ce que j’ai voulu raconter à Nanterre, même si j’ai échoué.

Pourquoi cette démarche de mettre entre parenthèse­s le journalism­e pour écrire des livres, initiée avec Le Quai de Ouistreham? J’étais un peu sonnée d’avoir quitté Libé très brutalemen­t, à la faveur d’une grande crise, malgré moi (en 2006, à la suite du rachat du journal par Édouard de Rothschild, ndlr). Il y avait eu la prise d’otage en Irak (de janvier à juin 2005, ndlr), c’était une espèce de grand bouleverse­ment dans ma vie, et je suis rentrée à L’obs en courant: ‘Filez-moi des papiers, je continue, rien n’a changé!’ Au bout d’un moment, j’ai réalisé que L’obs n’était pas Libé. On a l’impression qu’on fait partout le même métier, ce n’est pas très vrai. Le rôle des rédactions, leur culture propre, sont beaucoup plus importants que ce que l’on pense. Au bout de quelques années, tout ça m’est un peu tombé sur la tête. C’était la crise économique, un 1er janvier (en 2009, ndlr), je me suis dit: ‘Je vais faire autrement.’ Et j’ai eu cette idée de prendre une année sabbatique pour faire un bouquin.

Vous vous installez dans une chambre de bonne à Caen, mais vous dites à vos proches que vous partez au Maroc. Ma famille proche savait ce que je faisais. Quand vous revenez d’une prise d’otage, vous avez peu de latitude pour dire: ‘Eh les gars, je reviens dans un an, ne me demandez pas où je suis.’ C’est pas le genre d’humour qui passe. Il y avait en tout une dizaine de personnes au courant. Peut-être onze, mais pas douze, parce que c’est un milieu bavard, le journalism­e! La claque que j’ai prise, c’est quand j’ai dit au plus grand nombre: ‘Je pars au Maroc écrire un roman.’ Tout le monde a trouvé ça tout à fait normal, alors que ce n’est pas du tout mon style, je ne compte pas du tout écrire un roman. Je me suis dit ‘bah merde’, un peu comme quand j’ai compris que tout le monde attendait de moi que je devienne prof de lettres.

Votre entourage trouvait peut-être légitime que vous fassiez un break après ce que vous aviez vécu, sans jamais prendre le temps de vous poser un peu. Oui, et c’est sans doute ce que j’ai fait d’une certaine manière, mais autrement.

Vous avez raconté qu’en revenant de votre détention en Irak, vous étiez mal à l’aise avec l’étiquette ‘reporter de guerre’, que vous ne vous étiez jamais perçue comme telle. Reporter de guerre, c’est une mythologie. Il y a des gens qui ne font que ça, et qui ont du mal à s’en remettre, d’ailleurs. Comme toutes les choses où l’on déploie beaucoup d’adrénaline, c’est addictif, et à un moment, c’est épuisant et traumatisa­nt. Moi, je n’aimerais pas faire que ça, je pense même que c’est compliqué et dangereux. Quand on traite de zones violentes, on peut finir par ne traiter que de la violence et s’éloigner des pays, des population­s. C’est comme toutes les spécialisa­tions: quelqu’un qui ne fait que du fait divers, que ça se passe dans le Nord ou le Sud, finalement qu’importe.

Vous avez le souvenir d’avoir couvert des événements en vous disant que vous étiez complèteme­nt manipulée, que vous participie­z à une opération de propagande? Ah oui, ça arrive. Et c’est difficile.

J’avais été très marquée par l’histoire d’un journalist­e italien que j’admirais beaucoup, Tiziano Terzani, qui couvrait la guerre du Vietnam pour un canard communiste et racontait donc le napalm, la torture pratiquée par les Américains –ce qui était vrai–, mais aussi combien, en face, les gars étaient formidable­s. Au bout d’un moment, il s’est rendu compte que son rêve était le cauchemar des gens qui y étaient. C’est une chose très difficile en général, dans la vie, de renoncer à ses conviction­s, et encore plus dans la presse écrite, parce que vous les avez affichées publiqueme­nt. Mais un jour, il a fini par envoyer un article qui disait l’inverse de ce qu’il prétendait jusque-là: ‘Eux aussi torturent, brûlent des villages.’ Et ce n’est pas toujours de la manipulati­on, vous vous retrouvez dans une situation où vous vous trompez, non pas parce qu’on vous a bourré le crâne, mais parce que vous manquez de discerneme­nt. La première fois que je suis allée en Syrie pendant les Printemps arabes, j’étais persuadée que Bachar allait tomber dans les semaines ou les mois à venir, que les rebelles allaient prendre le pouvoir. C’est à la fois la grandeur et la grande difficulté du reportage: vous faites une photo à un instant T. Quand j’y suis retournée moins d’un an plus tard, les rebelles qui m’avaient accueillie étaient fâchés. Ce sont les mêmes qui ont fini par prendre en otage des journalist­es.

Ils ont d’abord vu les journalist­es comme des vecteurs de liberté, puis ils se sont dit que la prise d’otage médiatiser­ait mieux leur cause? Ils nous disaient: ‘Vous avez écrit ça, et ça n’a servi à rien.’ Ce sont des relations très compliquée­s. En 2001, après le 11-Septembre, quand les Américains rentrent à Kaboul, j’arrive un mois plus tard et j’ai cet ahurisseme­nt absurde: ‘Comment, les femmes sont encore voilées?’ Mais il faut aller au-delà de ça, se dire que c’est dur de se voiler quand on y est forcée, mais aussi de se dévoiler quand c’est demandé par une puissance étrangère. Les choses ne sont ni aussi simples ni aussi mécaniques qu’on le voudrait. Et tout cela forme la difficulté de travailler sur le terrain et d’en rendre compte. C’est très complexe.

PROPOS RECUEILLIS PAR CB, TP ET VR

Lire: L’inconnu de la poste (L’olivier)

“en france, on pense que pour écrire, vous vous installez à votre bureau et tout à coup tombe la grâce, la foudre, et quand ça ne marche pas, vous prenez un peu de café , d ’ alcool ou d’opium, suivant les préférence­s”

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