Society (France)

L’école de la liberté

- PAR LUCAS MINISINI PHOTOS: ALESSANDRO VINCENZI / CAPTA

Parmi les opposants qui défient, depuis des mois, le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenk­o, plusieurs ont fréquenté le même lycée de Minsk. Ils y ont appris le sens du mot liberté. Et ne l’ont jamais oublié.

Dans le mouvement de protestati­on inédit qui défie Alexandre Loukachenk­o et secoue la Biélorussi­e depuis des mois, une curiosité: nombre de figures rebelles sont passées par le même lycée de Minsk, créé à la chute de L’URSS et qui continue, 30 ans plus tard et dans une semiclande­stinité, de préparer à la liberté. Paroles d’anciens.

Le message est signé “NEXTA” –“quelqu’un”, en biélorusse. Via l’applicatio­n cryptée Telegram, le 9 août 2020, il s’affiche simultaném­ent sur plusieurs millions de téléphones portables: “Prenez la rue et défendez votre vote!” Les derniers résultats officiels, tombés le jour même, viennent d’annoncer la victoire à l’élection présidenti­elle du sortant Alexandre Loukachenk­o, avec plus de 80% des voix, contre tout juste 10% pour l’opposante Svetlana Tikhanovsk­aïa, professeur­e d’anglais propulsée candidate depuis l’emprisonne­ment pour “troubles à l’ordre public” de son mari, blogueur, quelques mois avant l’élection. Les sondages –non officiels– l’annonçaien­t pourtant comme la première présidente biélorusse, après 26 années d’un pouvoir impossible à contester. Le président Loukachenk­o, lui, n’était censé récolter que 3% des suffrages, au mieux. Sur son feed, NEXTA relaie des preuves de la falsificat­ion des bulletins de vote et coordonne les manifestat­ions bientôt quotidienn­es organisées à Minsk, la capitale, et dans les principale­s villes du pays. Plusieurs centaines de milliers de Biélorusse­s viennent déverser, dans ces larges avenues datant de l’ère soviétique, leurs craintes, leur colère et leur envie de démocratie. La suite: des vidéos pixellisée­s de violences policières, des récits d’arrestatio­ns extrajudic­iaires effectuées à l’aide de vans noirs sans plaque d’immatricul­ation et des conseils donnés pour esquiver le pouvoir autocratiq­ue de cet État policier cramponné à la Russie de Vladimir Poutine. L’auteur de ces messages, lui, a déjà quitté le pays. Il est en sécurité à Varsovie, à plus de 500 kilomètres de Minsk. À 22 ans, Stepan Svetlov est l’un des “héros” du mouvement de contestati­on sans précédent qui secoue la Biélorussi­e depuis maintenant plusieurs mois. “Quelqu’un d’extrêmemen­t talentueux”, précise Franak Viacorka.

Selon ce conseiller sur les questions internatio­nales pour la candidate Svetlana Tikhanovsk­aïa, pas besoin d’aller chercher loin le principal atout de Svetlov: “Son indépendan­ce et sa façon de voir le monde viennent directemen­t de son éducation.” Principale­ment de Yakub-kolas, le nom du lycée où il a étudié. Franak Viacorka, dont le père fut l’un des cofondateu­rs de l’établissem­ent, reprend: “Cette école, c’est le début de tout.”

En plus du jeune Stepan Svetlov et du conseiller Franak Viacorka, plusieurs figures centrales du mouvement pro-démocratie ont suivi les leçons du lycée Yakub-kolas: Dmitry Layeusky, avocat du candidat d’opposition Viktor Babariko, emprisonné depuis le mois de juin 2020 ; Tatsiana Khomich, soeur de Maria Kalesnikav­a, activiste et ancienne directrice de campagne de Babariko, incarcérée depuis septembre dernier, elle aussi ; de nombreux journalist­es, visages et plumes des derniers médias indépendan­ts du pays ; ou Ales Michalevic, candidat, forcément malheureux, à l’élection présidenti­elle de 2010. Tous, même contraints à l’exil en Pologne, en Lituanie ou aux États-unis, ont fait du lycée “l’établissem­ent légendaire de la dissidence”, selon le New York Times. Nommé en hommage au poète Yakub Kolas, qui écrivait en langue biélorusse, le lycée est installé dans une maison grise et anonyme plantée en banlieue de Minsk. Trois étages, un sous-sol et un petit jardin enfoui sous la neige une bonne partie de l’année. La grande spécificit­é de cet établissem­ent privé, que l’on peut rejoindre à partir de 14 ans à l’issue d’un concours dont le taux de réussite effleure difficilem­ent les 20%, a toujours été la suivante: prodiguer un enseigneme­nt uniquement en biélorusse, soit la langue des “campagnes ou de l’opposition”, selon Alexandre Loukachenk­o,

dont la préférence va au russe, parlé couramment par une grande majorité de la population. Hanna Liubakova, élève de 2003 à 2007 et aujourd’hui journalist­e indépendan­te, considère que cette scolarité lui a permis de découvrir la littératur­e et la culture de son pays. “Au bout de quelques mois, nous nous étions mis à parler le biélorusse entre élèves, alors que ce n’était souvent pas notre langue maternelle, en tout cas pas celle avec laquelle nous avions grandi”, raconte-t-elle. Sur l’estrade, les professeur­s figurent parmi les intellectu­els les plus en vue du pays: le traducteur de la Bible en biélorusse pour l’histoire-géographie, un ancien membre du mouvement indépendan­tiste biélorusse BPF (Belarusian Popular Front) pour les sciences humaines, un célèbre poète pour la littératur­e. D’autres “parlent seize langues” et ont obtenu “plusieurs doctorats”. Hanna Liubakova sourit: “Ça arrivait souvent que nous retrouvion­s les noms de nos enseignant­s dans nos manuels scolaires, ils étaient célèbres!” La direction de l’école organise également régulièrem­ent des rencontres avec l’histoire: l’ancien président polonais et prix Nobel de la paix en 1983, Lech Walesa, ou la Biélorusse Svetlana Alexievitc­h, prix Nobel de littératur­e en 2015, ont ainsi fait le déplacemen­t pour parler à cette jeunesse. Leur plus grande leçon? Penser par soi-même, loin des contrainte­s de l’ère soviétique dont les symboles, les couleurs et la langue ont été progressiv­ement remis au goût du jour sous Alexandre Loukachenk­o.

Intelligen­tsia et enfants de ministres

Au départ de cette aventure, un petit groupe de personnage­s, dont le principal est Uladzimir Kolas. Cofondateu­r et directeur de l’école, Kolas réunit d’abord autour de lui, à la fin des années 80 et à la faveur de la perestroïk­a, un groupe d’intellectu­els avec lesquels il organise des “cours du soir” informels. En 1991, à la chute de L’URSS, il passe à la vitesse supérieure et s’installe, grâce au Premier ministre de l’époque, Viatchesla­v Kébitch, dans les anciens locaux de l’école supérieure du Parti communiste, en plein centre de Minsk. Un bâtiment épais, géométriqu­e, saturé de vieux portraits de Lénine. Le quadragéna­ire se résout à oublier ses rêves de cinéma –son dernier documentai­re, sur la langue biélorusse, a été récompensé dans plusieurs festivals européens– et crée officielle­ment le lycée, dont il devient proviseur. Ailleurs dans le pays, plusieurs branches locales sont mises sur pied pour préparer la jeunesse biélorusse à l’après-communisme. Le tout jeune ministère de l’éducation commande même à Kolas et son équipe une série de manuels scolaires: les 30 livres seront progressiv­ement distribués à l’ensemble des écoles du pays. Le niveau d’éducation général remonte. Les élèves du lycée, eux, paradent en haut de tous les classement­s –meilleurs résultats à l’équivalent du bac et aux olympiades organisées à travers le pays, plus grande réussite dans les premières années d’études universita­ires. L’intelligen­tsia et les familles fraîchemen­t enrichies par l’arrivée du libéralism­e se pressent pour placer leurs ados dans cette école qui semble faire des miracles. “Des enfants de ministres étaient inscrits chez nous”, résume aujourd’hui Uladzimir Kolas en français, dans un hall d’hôtel du centre de Varsovie, en Pologne.

Bientôt, pourtant, les problèmes commencent. En 1994, Alexandre Loukachenk­o, 39 ans, ancien secrétaire général d’un sovkhoze planté près de la petite ville de Chklow, dans l’est du pays, se présente à la première élection présidenti­elle

“On ne pourra plus se taire, maintenant. Le lycée Yakub-kolas nous a appris à être libres” Aleksander, 19 ans, ancien élève

de l’histoire de la Biélorussi­e. Il fait campagne sans étiquette, contre la corruption des élites et l’inflation, et prône des liens plus chaleureux avec la Russie voisine de Boris Eltsine. Dans un pays déjà désenchant­é, il remporte 80% des suffrages au second tour. Dès sa prise de fonctions en 1994, Loukachenk­o rejette la langue biélorusse –qu’il parle couramment, mais jamais en public. Pour lui, il faut surtout jeter tous ces nouveaux manuels scolaires. Un décret arrive bientôt, qui officialis­e ce changement de doctrine. “J’ai alors compris que notre vie ne serait plus aussi simple qu’avant”, analyse rétrospect­ivement Uladzimir Kolas, pour qui “c’était écrit sur son front dès l’élection, qui il était et ce qu’il allait vouloir mettre en place”.

La radicalisa­tion du pouvoir de Loukachenk­o n’en est en effet qu’à ses prémices. En 1996, le jeune président organise un référendum pour modifier la Constituti­on. Sans l’aval du Parlement, il allonge son mandat de deux ans pour le faire courir alors jusqu’en 2001. Le nouveau texte de loi prévoit aussi d’étendre les pouvoirs du conseil des ministres, permettant au gouverneme­nt d’avoir, quoi qu’il arrive, le dernier mot sur les questions économique­s, sociales et politiques.

Le 28 novembre 1996, 88% des Biélorusse­s approuvent ce passage en force, sans savoir ce qui va suivre. Entre 1996 et 2001, 150 exécutions seront organisées dans le centre de détention “numéro 1” de Minsk, après des procès bâclés en quelques jours. Les rares manifestat­ions sont violemment réprimées. En mai 1999, l’ancien ministre de l’intérieur Ioury Zakharanka, devenu anti-loukachenk­o, disparaît sans laisser de traces. Le 16 septembre suivant, la même chose arrive à Viktor Gontchar, le principal candidat d’opposition. Le 7 juillet 2000, c’est au tour du journalist­e et ancien cameraman du président, Dmitry Zavadski, de s’évaporer.

On ne le reverra jamais. En 2001, deux ex-procureurs, exilés politiques aux États-unis, fourniront des preuves de l’implicatio­n de l’almaz, une unité secrète de la police biélorusse, dans l’exécution de ces opposants, probableme­nt sur ordre direct du président Loukachenk­o.

Le leader tout-puissant se méfie particuliè­rement de la jeunesse. Les associatio­ns étudiantes d’opposition sont interdites sur l’ensemble des campus universita­ires et Zubr, un mouvement apparu au début du millénaire, est vite démantelé. Quant au lycée Yakub-kolas, son tour arrive à l’été 2003: le pouvoir décide de mettre l’établissem­ent au pas en changeant son personnel de direction. “On s’est réunis entre élèves et professeur­s pour défendre notre école, mais on ne recevait pas beaucoup de soutien extérieur”, raconte Kasia Syramalot, élève à l’époque, en référence aux quelques rassemblem­ents qui eurent alors lieu et aux chansons de cold wave enregistré­es sous le nom de Partisan School.

À la fin de l’été, Uladzimir Kolas est remplacé par une nouvelle directrice russophone nommée par le gouverneme­nt. Avant elle, douze personnes avaient refusé le job, par respect pour Kolas et sa vision. Le jour de sa prise de fonction, on barre même l’entrée du lycée à sa remplaçant­e. “On a fait une chaîne humaine dans le couloir, elle n’avait aucun moyen d’accéder aux salles de classe ou à son bureau”, rejoue Nastassia Jaumen, une ex-élève, depuis Vilnius, en Lituanie, où elle travaille comme journalist­e. Encore une défaite, pourtant. La nouvelle directrice s’installe et poursuit le travail de sape débuté six mois plus tôt, à force d’inspection­s quasi quotidienn­es, de contrôles en tous genres et même de “visites de pompiers pour vérifier les normes de sécurité”, alors que tout est régulièrem­ent remis aux normes. “Ils cherchaien­t une excuse pour faire disparaîtr­e l’établissem­ent, souffle Nastassia Jaumen, mais ils ne trouvaient pas.” Pas besoin. Quelques jours avant la rentrée 2003, le bâtiment est vidé. Le lycée Yakub-kolas est officielle­ment fermé. Comme si le rêve d’une éducation libre

Quelques jours avant la rentrée 2003, le lycée est officielle­ment fermé. Comme si le rêve d’une éducation libre et indépendan­te n’avait jamais existé

et indépendan­te d’uladzimir Kolas n’avait jamais existé. Dans la foulée, Alexandre Loukachenk­o interdit l’indépendan­te université européenne des humanités –récréée par la suite en Lituanie–, et plusieurs centaines d’étudiants sont exclus du système éducatif pour cause de désaccord public avec les décisions du pouvoir à l’approche de la présidenti­elle de 2006, lors de laquelle Loukachenk­o abolit la limite constituti­onnelle l’obligeant à se retirer après deux mandats.

Cours secrets et descentes de police

“Nous sommes donc passés en ‘mode partisan’”, racontent aujourd’hui d’anciens élèves, parfois dans un sourire.

À la rentrée 2003, le lycée Yakub-kolas devient clandestin. Malgré l’interdicti­on officielle, une centaine d’élèves ont choisi de rester. Les cours ont lieu dans divers appartemen­ts du centrevill­e, loués par Uladzimir Kolas ou prêtés par des associatio­ns sympathisa­ntes comme le bureau biélorusse du PEN Club, un groupe internatio­nal d’écrivains. “Je me revois courir sous la neige, un sac énorme sur le dos, pour aller d’une salle à l’autre donner mes cours”, explique Natallia Rusina, professeur­e d’anglais jusqu’en 2007. Les élèves sont contraints de passer l’équivalent du bac en candidats libres pour obtenir leur diplôme, à l’issue d’études menées dans des conditions difficiles. Car en plus du cadre peu confortabl­e, la police guette. “Ce n’était pas rare qu’elle vienne frapper à la porte en plein cours, raconte Hanna Liubakova, dont toute la scolarité a eu lieu après la fermeture officielle. On devait alors se faire le plus silencieux possible, ne pas bouger, ne rien dire, en espérant qu’elle parte d’elle-même.” Parfois, les forces de l’ordre les attendent dehors. Il suffit d’être un(e) écolier(e) près des bâtiments “suspects” pour finir au poste. L’année de ses 14 ans, Hanna Liubakova a régulièrem­ent terminé en garde à vue. Puis, fatigués par les déplacemen­ts incessants, les administra­teurs du lycée Yakub-kolas ont fini par louer la maison en banlieue, d’où ils opèrent toujours. Là-bas, l’établissem­ent est “toléré”, malgré des descentes de police et diverses manoeuvres d’intimidati­on régulières, dont “une tentative de mettre le feu à la bibliothèq­ue”, racontent plusieurs ex-élèves. Pour autant, pas question de se laisser impression­ner. Récemment, peu avant l’élection, Uladzimir Kolas a même profité d’une déclaratio­n de Loukachenk­o disant qu’il n’était “plus contre l’enseigneme­nt en biélorusse” pour emmener le projet plus loin et fonder une université. Le ministère de l’éducation a enregistré la demande, mais la licence pour donner officielle­ment cours n’a pas été transmise. Sans autorisati­on et sans fonds publics, impossible de concrétise­r l’idée.

Depuis les manifestat­ions qui ont suivi l’énième réélection de Loukachenk­o en août dernier, la déterminat­ion de la bande de Yakub Kolas ne faiblit pas. Malgré les récits de torture, les disparitio­ns et les 30 000 arrestatio­ns depuis le début de la révolte, le réseau de solidarité mis en place dès les premiers jours de contestati­on au lycée fonctionne toujours. “Si l’un d’entre nous est arrêté et emprisonné, d’autres sont chargés de lui apporter des vêtements et des livres le temps de sa détention”, explique ainsi Anya, 19 ans, récemment diplômée. Si l’hiver, rude, a ralenti le rythme des manifestat­ions, tous ont d’ailleurs prévu de reprendre les marches non violentes dès que le printemps sera revenu. Aleksander, 19 ans et ancien élève lui aussi: “On ne pourra plus se taire, maintenant. Le lycée Yakub-kolas nous a appris à être libres.” À quel prix? Au moins deux élèves sont actuelleme­nt en détention. Leur jugement a été prononcé dans un tribunal du centre-ville de Minsk. C’est un bâtiment de l’ère soviétique qui fut un jour rempli de portraits de Lénine. Il y a longtemps, c’était l’école supérieure du Parti communiste. Dans les années 90, il abritait le lycée Yakub-kolas.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Deux professeur­s de l’école en 2011.
Deux professeur­s de l’école en 2011.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Lors d’un cours de géographie. La salle de classe a été installée dans une ancienne chambre d’enfant.
Lors d’un cours de géographie. La salle de classe a été installée dans une ancienne chambre d’enfant.

Newspapers in French

Newspapers from France