Society (France)

Machines à bitcoins

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Alors que la valeur de la cryptomonn­aie s’envole, ces distribute­urs permettent d’en acheter au coin de la rue. Mais attention à la chute.

Depuis deux ans, un service proposé dans de nombreux bureaux de tabac permet d’acheter des bitcoins de façon ultrasimpl­ifiée, y compris contre du liquide. Alors que la valeur de la cryptomonn­aie est en train d’exploser, tout ça n’est pas forcément une bonne nouvelle. Entre les clopes et les jeux à gratter

La publicité est passée sur TF1 en novembre 2019. Musique rythmée, montage épileptiqu­e, et un message: “Vous rêvez d’acheter du bitcoin près de chez vous? Keplerk présente le ticket permettant

l’achat de bitcoin. Retrouvez le ticket Keplerk chez votre buraliste.” À l’époque, la réclame revendique plus de 5 000 points de vente. Aujourd’hui, ce serait plus de 30 000, alors que la liste des commerces de proximité s’est élargie à certains bars et supérettes. De quoi parle-t-on? Bykep (nouveau nom de Keplerk) est une start-up née en janvier 2019 avec un but: démocratis­er l’achat de bitcoins, cette cryptomonn­aie née dix ans plus tôt et restée jusqu’ici réservée à quelques initiés. Après un partenaria­t avec Bimedia, qui équipe des milliers de commerces en bornes de paiement, l’entreprise a donc commencé à installer ses machines là où l’on se rend habituelle­ment pour acheter des clopes ou un jeu à gratter. Ici, pas besoin de comprendre le concept de clé publique ni d’inscriptio­n à rallonge: juste la possibilit­é d’acheter, y compris en liquide, un ticket à 50, 100 ou 150 euros dont le QR code permet de charger l’équivalent en bitcoins sur son portefeuil­le en ligne. Simplicité, efficacité.

L’or des jeunes

La simplicité, ça coûte cher. Si les buralistes prennent une petite commission à chaque transactio­n, Bykep (rejointe quelques mois après son lancement par le concurrent Digycode et son système de cartes prépayées) en prend, elle, une grosse: 7,5% sur les paiements en cash. Quel est donc l’intérêt des clients? “Avant, je mettais de l’argent sur mon livret ou mon PEL, des trucs qui ne rapportent rien. Maintenant, tous les mois, je mets 200 euros sur le bitcoin, témoigne Marc, 32 ans, maçon à Paris. Il y a de l’espèce dans mon activité. J’investis sur du long terme, pour la retraite,

les enfants.” Pas une mauvaise idée, à première vue. Alors que le cours du bitcoin oscillait entre 8 000 et 10 000 dollars depuis le lancement du service, il s’est envolé à partir de la fin de l’année dernière, atteignant un pic à 43 725 dollars le 8 février dernier quand Tesla, l’entreprise d’elon Musk, a annoncé en avoir acheté pour 1,5 milliard de dollars. Mais les boursicote­urs chevronnés ne sont pas la cible. “On observe

une concentrat­ion de millennial­s”, confirme Adil Zakhar, PDG de l’entreprise, sans communique­r de chiffres précis. Alexis, développeu­r web de 34 ans, qui échange quelques centaines d’euros par mois, confirme: “Avec les 25-35 ans dans mon entourage, on parle de plus en plus du bitcoin. J’ai même des petits neveux de 15-16 ans qui sont comme des fous, même s’ils ne peuvent pas encore en acheter.” Dans Le Figaro, Tangi Le Liboux, stratégist­e chez Aurel BGC, entreprise de conseil financier, résume le phénomène ainsi: “L’or séduit les plus âgés et le bitcoin les jeunes. Pour ces derniers, il est un peu devenu l’or de l’ère digitale en tant que réserve de valeur.”

La fête est déjà finie

N’est-ce pas un peu dangereux de jouer avec une monnaie virtuelle au cours si volatile? Marc se

rassure en se disant qu’“il y a des sociétés, des investisse­urs, des gens importants qui s’intéressen­t aux cryptos, comme le patron de Twitter, Jack Dorsey, Mark Zuckerberg… Ils pensent que dans quelques années, ça vaudra beaucoup”. Pas suffisant pour Julien Prat, chercheur au CNRS et

spécialist­e de la blockchain, la technologi­e qui se cache derrière le bitcoin: “Je ne suis pas sûr que les gens aient conscience qu’ils peuvent perdre beaucoup. On peut imaginer que le bitcoin vaille un jour zéro… Cela revient à donner accès à un actif financier très spéculatif. Un peu comme si on achetait des actions dans un bureau de tabac.” D’où ce dilemme: d’un côté, limiter l’accès du grand public à ces produits exposerait les quelques aventurier­s voulant à tout prix tenter leur chance aux arnaques de faux sites ; d’un autre, laisser une totale liberté les expose au risque de perdre leurs économies. D’autant que, si certains utilisateu­rs ont fait quelques bénéfices, le bitcoin n’offre plus de retours stratosphé­riques comme par le passé, en dépit de sa vigueur en ce début d’année. “Les gens rentrent

quand la fête est finie”, image Julien Prat.

Financemen­t du terrorisme

Du haut de ses 19 ans, Antoine certifie qu’il pouvait acheter jusqu’à

2 000 euros de bitcoins par mois avec Bykep avant la suspension du service, le 18 décembre dernier, “à cause de Bruno Le Maire”. Deux mois plus tôt, sur le plateau de France 3, le ministre de l’économie s’était en effet ému d’une affaire récente dans laquelle le parquet national antiterror­iste avait placé en garde à vue 29 personnes dans le cadre d’une enquête préliminai­re ouverte pour… “financemen­t du terrorisme et associatio­n de malfaiteur­s terroriste criminelle”. Ce qui leur était, entre autres,

reproché? De s’être “rendues à maintes reprises, au cours des derniers mois, dans des bureaux de tabac répartis sur l’ensemble du territoire national pour acheter anonymemen­t des coupons d’une valeur comprise entre dix et 150 euros, explique le

parquet. Ces coupons étaient ensuite crédités sur des comptes ouverts depuis l’étranger par des djihadiste­s qui se chargeaien­t de les convertir en cryptomonn­aies sur des plateforme­s d’achat de bitcoins”. Une publicité dont Bykep se serait bien passée, et qui n’est pas étrangère à son changement de nom précoce ni sans doute, donc, à sa suspension en fin d’année. Quelques mois après son lancement, l’autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), rattachée à la Banque de France, avait déjà demandé quelques ajustement­s à l’entreprise, la poussant à se mettre sur pause. Cette fois-ci, c’est l’autorité des marchés financiers (AMF) qui demande à Bykep de s’enregistre­r en tant que prestatair­e de services sur actifs numériques, conforméme­nt à la loi PACTE de 2019. En attendant que les affaires reprennent en France, Bykep s’exporte: elle est désormais présente au Luxembourg et en Belgique, prochainem­ent en Allemagne et au Royaume-uni, et discute avec les autorités espagnoles. Tant qu’il y aura des bureaux de tabac, la fête ne sera pas totalement finie.

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