Stylist

Mitonner son passé

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n ami nous invite dans la maison de campagne qu’il vient d’acheter. Une vieille bâtisse oubliée au milieu d’une vallée, loin de tout. C’est en mauvais état, mais habitable. Avec ses papiers peints fleuris, elle semble figée dans le temps, comme si les anciens propriétai­res avaient quitté la maison précipitam­ment au milieu de l’été 1973 pour ne jamais y revenir. Sous l’épais voile de poussière, on découvre les livres oubliés dans les bibliothèq­ues, les bibelots posés sur des guéridons, quelques vieilles photos enfouies dans les tiroirs… Tout ce qu’ils n’ont pas emporté. Sous les fourneaux de la grande cuisine, l’un de nous repère un cahier dans lequel quelqu’un a consigné à la main de nombreuses recettes culinaires. L’écriture est impeccable et les indication­s d’une précision militaire. Nous décidons de rendre un hommage gastronomi­que aux anciens habitants des lieux en exécutant chaque soir un des plats décrits. Le gigot de sept heures fond dans la bouche, l’assaisonne­ment des oeufs aux morilles est une drogue dure, le boeuf bourguigno­n semble sorti de la cuisine d’un chef… on commence à imaginer qu’on va faire fortune grâce à ce grimoire exquis qui nous a tous transformé­s en cuisiniers de génie (p. 40). Alors que je sais à peine faire cuire des pâtes, je mitonne un lapin à la moutarde à tomber par terre. Mais au bout de cinq jours, les recettes deviennent plus étranges. Le boeuf solitaire, par exemple, nous laisse perplexes. Des ingrédient­s saugrenus viennent semer le doute sur le sérieux de certains plats : « Est-ce que tu crois qu’elle veut vraiment que je “jette les cerises en miettes” dans mon clafoutis ? Qu’a-t-elle voulu dire par “lait en quantité médiocre”? Tu sais comment on fait “pleurer” les tomates ? » Nous nous rendons à l’évidence : elle veut nous dire quelque chose. Alors qu’il tente en vain de comprendre la compositio­n du « gâteau amer », un de nos amis découvre le pot aux roses : l’auteure cache des poèmes dans ses recettes, sous forme d’acrostiche. En prenant le deuxième mot de chaque ligne, on comprend que ce salaud de « gigot » l’a quittée comme un « porc », la laissant « solitaire » et « en miettes » avec son imbécile de mari qu’elle appelle « boeuf ». Nous passons une soirée surréalist­e à traduire cette correspond­ance savoureuse. Et comprenons que cette femme que nous ne connaîtron­s jamais vient de nous faire déguster ses peines de coeur.

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