“Il faut mesurer ces élans, faire des pauses régulières !”

a sensation que tu recherches n’est pas précise, c’est un coup d’accélérateur, un flux qui te traverse subitement, une montée de sève, un désir obscur et puissant. Le sang qui bat dans tes tempes, son rythme plus rapide que l’aiguille des secondes. Tu t’agites, tu te donnes chaud, tu provoques le moment où tu entreras en ébullition, espérant un jaillissement, une catastrophe, un imprévu, et tant pis pour les dégâts. Car il faut que quelque chose se produise, que l’instant gagne sur toute forme de lendemain. Le déclencheur peut prendre mille formes, ce sera une discussion enflammée dans un bar, un film que tu ne t’attendais pas à voir, une photo croisée au hasard, tout ce qui donne prétexte à débat, ce sera encore une soirée où la piste de danse brûlera sous tes pieds, une rencontre troublante au détour d’un voyage. Junkie, dépendante de cette chose vénéneuse, tu la traques comme un chien de chasse partout où elle peut se cacher. Tu te moques d’ailleurs de la qualité de cette expérience, de l’endroit où se déroule l’action, de la méthode employée pour atteindre l’éruption, pourvu que tu sois parcourue entièrement par ce frisson fiévreux. Longtemps, tu t’es couchée épuisée mais satisfaite, te convainquant que ce détour valait la peine. Tu as collectionné tant de souvenirs fous, joyeux, perturbants. Encore un, un de plus. Mais tu commences

Là sentir les limites de cette vie parfaitement survoltée. Tu en discutes, un soir plus calme que les autres, avec M. et G., deux filles que tu aimes beaucoup. Rapidement, il apparaît que vous êtes toutes égales face à cette recherche de sensations fortes. M. dit qu’il s’agit d’un mal d’époque, elle a entendu Tristan Garcia parler de son nouveau livre, La Vie intense, sur France Culture. Garcia, avant d’être un auteur, est un excellent lecteur de l’époque, il la comprend entre les lignes, la devine avec talent. Il décrit bien le rôle angulaire de ce mot « intense », ce concept central de la publicité, cette promesse murmurée à toutes les oreilles tendues. L’ennui n’a pas la cote. Pourtant, Garcia pose bien le paradoxe qui naît à vouloir en faire trop, tout le temps. La quête d’intensité, comme réponse à une routine répulsive, se mue en routine intense et par là même, annule son propre effet. Cette idée vous déroute toutes les trois, vous angoisse. L’écrivain propose de poser des barrages, de canaliser le flux de toute envie violente pour en prolonger les possibles bienfaits. Oui, c’est ça, c’est exactement ce qu’il faut faire ! Il faut mesurer ces élans, faire des pauses régulières ! Vous débattez des heures de toutes les alternatives, de la préservation de ce champ précieux, celui de l’exaltation. Quand tu rentres chez toi, il est si tard. Tu te couches parfaitement éreintée, te murmurant que tu as quand même passé un excellent moment.