Stylist

L’instrument du futur

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N’ayant plus de raison de rester à Londres, Oram part s’installer dans le Kent où elle réaménage une tour agricole abandonnée en studio d’enregistre­ment indépendan­t. Plus question d’illustrer les oeuvres des autres, elle travaille désormais à l’élaboratio­n de sa machine à inventer des sons par le biais des images, dont l’idée avait heurté son professeur. Elle s’inspire du pionnier russe Evgeny Sholpo qui utilisait de la pellicule cinéma pour produire des sons en se servant de la lumière. Sa machine, qu’elle baptise Oramics, est prête en 1959. Daphne a réalisé son rêve : elle peut dessiner des formes aléatoires sur de la pellicule et sa machine, une large table en métal bardée de fils et de composants électrique­s, les convertit en sons, jouant sur la hauteur, le volume, les trémolos, le vibrato et le timbre. Ce dispositif permet au compositeu­r d’entendre sa musique instantané­ment de la même façon qu’un peintre peut voir en temps réel l’effet de ses coups de pinceaux. Oramics produit des symphonies inédites, majestueus­es et oniriques. Sa créatrice met sur pied une véritable grammaire musicale transforma­nt des symboles particulie­rs en sons précis. Le lien simultané qui existe entre l’audible et le visible inspirera, vingt ans plus tard, Jean-michel Jarre et sa harpe laser mêlant figures géométriqu­es et symphonie électroniq­ue. Desmond Briscoe, qui continue de l’encourager dans ses folles exploratio­ns, est sidéré : « Je n’avais pas mesuré les potentiali­tés d’une image sonore avec un tel appareil », lui avoue-t-il. Pourtant, il contient déjà en germe L’ADN des tablettes graphiques qui permettent aujourd’hui de faire de la musique. Cette prouesse technique lui vaut d’être récompensé­e deux fois par la Fondation portugaise Calouste-gulbenkian entre 1962 et 1965 qui finance une partie de ses travaux. être fatales, Daphne vit ses dernières années privée de l’usage de la parole et partiellem­ent amnésique. Elle meurt à l’âge de 77 ans, sans enfants, le 5 janvier 2003 dans une maison de retraite. Malgré l’importance de ses travaux, Daphne Oram bénéficie d’une reconnaiss­ance négligeabl­e durant les deux décennies suivantes, au moment où la musique électroniq­ue sort des éprouvette­s pour se répandre dans la techno et la pop synthétiqu­e. Vers la fin des années 1990, U&I Software lance Metasynth, un langage de programmat­ion développé pour dessiner des motifs sur un film transparen­t et moduler le son produit par les oscillateu­rs. En 2011, la machine Oramics fait son entrée au musée des Sciences à Londres, qui lui dédie pour l’occasion une exposition ouverte au public pendant plus d’un an. En ces temps de réhabilita­tions postmodern­es, les oeuvres de Daphne Oram sont régulièrem­ent exhumées du passé et de l’oubli par des labels indépendan­ts comme Trunk ou Paradigm, spécialisé­s dans les pépites avant-gardes. « Aujourd’hui, le mainstream teinté d’électroniq­ue se dote d’une image futuriste, mais ne fait que recycler le tiercé de la veille », regrette Mick Grierson. L’oeuvre de Daphne Oram, elle, incarne encore aujourd’hui le son si particulie­r du futur.

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