Stylist

Vivre en famille

- Aude Walker rédactrice en chef

Congé maternité. Trois semaines avant le terme. Une insurmonta­ble légère angoisse me prend quand la porte de la rédaction se referme sur mon nouveau gros corps. L’horizon du mélange attente, vide, inactivité… « repos », sûrement. Première semaine : j’erre dans le quartier du bureau comme le fan malade de Blake Lively, devant sa maison de Pound Ridge. Histoire de ne pas offrir à mon fils un premier souffle à Sainte-anne, je me raisonne et passe ma vie au cinéma et dans les musées. J’arpente la ville comme une acharnée, émerveillé­e par mon hyperactiv­ité. Je tiens la forme de Kobe Bryant après une bonne nuit de sommeil. Plus je suis fat, plus je me sens invincible. Deuxième semaine : la loi de la pesanteur me rattrape. Nos cinq étages sans ascenseur font de moi l’obèse cardiaque du 5e. Je vois bien qu’il faut que je me calme. Et accepte de rester quelques jours en demeure. Je ne sais pas quoi faire de moi-même. Incapable de lire quoique ce soit, l’énergie électrique file dans mes jambes. J’ai envie de bouger tout le temps et cette putain d’enveloppe corporelle qui dit que non, pas possible. C’est là que je commence à m’intéresser aux voisins (p. 38). D’abord, l’immeuble d’en face, 4e étage. Une femme d’une cinquantai­ne d’années, à la peau relâchée que le sol semble aimanter. Chaque matin, elle ouvre une cage comme on en voit uniquement dans les poèmes de Prévert dont s’échappent trois oiseaux verts et bleus. Elle passe alors la journée à faire des bonds et à courir après ses oiseaux dans son petit appartemen­t à l’abandon. Vers 18 h, elle ferme les volets et disparaît. Je me rabats sur mes voisins d’immeuble. Chaque nuit, au 2e étage, ont lieu des conflits cassavetes­iens entre un minuscule bonhomme à chapeau de paille et sa femme, une grande brune très fine. De jour, lorsque je la croise dans les escaliers, elle est timide, rougissant­e, balbutiant­e. Mais la nuit, elle boit. Et se transforme en une femme sous influence, hurlant une nov-langue ordurière dans la cage d’escalier et tambourina­nt des heures durant à la porte claquée par son mec, épuisé. Ces gens me fascinent. Pourtant, je finis par me lasser le jour où Gena Rowlands pisse dans la corbeille à papier qui siège devant les boîtes aux lettres, en hurlant « je vais te couper la teub ». Troisième semaine : plus de voisins à stalker. Une nuit, j’entends gratter en bas du lit. Lumières. Je pousse un hurlement : des souris. Une famille de souris. À grand renfort d’extraits de Bernard et Bianca, je me calme. Je les entends même me chanter : « SOS Société, nous sommes là pour vous aider. » Et je les aborde comme mes nouveaux voisins à observer. Je passe cinq jours à les regarder vivre, manger des croûtes de tomme savoyarde, jouer avec un Bic. Elles sortent de plus en plus de leur trou. J’ai une pensée émue pour la folle aux oiseaux. Franchemen­t, je ne suis pas loin. Et le sixième jour, quand je pars à la clinique, elles sont là toutes les six, alignées, au pied du lit. Fort heureuseme­nt pour tout le monde, je ne les verrai plus jamais.

“J’AI UNE PENSÉE ÉMUE POUR LA FOLLE AUX OISEAUX”

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