DANS LA FORÊT NOIRE
C’est l’année de mes 13 ans. J’ai survécu au choc du passage au collège avec plus ou moins d’aisance. Quelques stigmates persistent. Toutes ces pauses déjeuner passées seule en haut des escaliers de secours, par exemple. Quand les mots « voyage », « échange », « correspondante » sont prononcés par la prof d’allemand, mon ciel noir s’éclaire. Un périple sans surveillance parentale, la possibilité d’un changement inouï dans ma vie ; comme Ambroise qui tomberait subitement et irrémédiablement amoureux de moi. Un peu plus tard, les mots « Fribourg », « Forêt-noire », « génitif » sont reçus avec un peu moins d’enthousiasme. J’apprends très vite que ma correspondante s’appelle Natascha H.. Les semaines précédant le grand voyage, je projette des trucs délirants sur mon séjour. À l’arrivée, dire que je suis déçue reviendrait à dire que les chutes d’iguazú, bah, c’est mignon. Fribourg est triste à crever. Il fait froid, Ambroise embrasse beaucoup une grande brune à cuisses de héron. Et Natascha H. est niaise. Je la déteste tout de suite, avec son sourire doux et sa queue-de-cheval. Elle donne l’impression d’être née avec une queue-de-cheval. Elle vit seule avec son père. Qui ne vit pas trop là, apparemment. Elle n’allume jamais la lumière de l’appartement aussi vide que son regard. Chose étrange, il y a une pièce entière, le salon, qui demeure fermée à clé. Au travers de la porte-fenêtre, on devine des meubles couverts de plastique. La nuit, quand tu passes à côté, tu entends comme un souffle de mourant, un vent glacé qui te passe dans la nuque. La découverte de la chambre de Natascha sonne le glas de mes espérances. Les murs sont recouverts d’images débiles assorties de citations que je juge ultra-cucul. Un peu de dalaï-lama et beaucoup, beaucoup de Lao Tseu (p. 30). Emballée, elle me montre un cahier très épais dans lequel elle a consigné des dizaines de citations d’auteurs, de philosophes. Sur la couverture, elle a écrit « Hinterland » (arrière-pays, en allemand). Cette semaine-là, je ne dors presque pas. Dans le noir, je me projette dans ma chambre avec mes posters des NKOTB, des Guns et de Werner Schreyer. Mes insomnies sont entretenues par une pluie de phrases comme « plus le sage donne aux autres, plus il possède » ou « savoir se contenter de ce que l’on a, c’est être riche ». Que des trucs qui donnent envie à une fille de 13 ans, pas très à l’aise dans l’ensemble, de vomir de mépris. Et puis, à la fin de la semaine, en pleine nuit, son père débarque, ivre mort, dégueulant des insanités et menaçant sa fille. Je ne comprends qu’une seule phrase dans sa bouche tordue par la colère, Natascha serait responsable de la mort de sa mère. Le lendemain, le regard de ma correspondante est délavé par les larmes. Je m’installe à ses côtés et lui demande de me montrer un peu mieux son grand cahier là, avec des citations ; son hinterland. Elle me sourit et court le chercher sous son matelas.
“Je la déteste, avec son sourire doux et sa queue-de-cheval”