Stylist

“pourquoi céder sa place en terrasse au premier coup de froid venu”

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n vent frais souffle sur la terrasse, s’insinue sournoisem­ent sous les pulls qui ne cessent d’épaissir ces derniers jours. Tes doigts se resserrent sur ton verre. Tu te tournes vers G. et lui propose de poursuivre cette conversati­on à l’intérieur du café. Elle secoue la tête. Mais non, on peut tenir, te répond-elle, enroulant son écharpe autour de son cou. Tu ne vois pas pourquoi rester dehors alors que la températur­e baisse. Elle ne voit pas pourquoi céder sa place en terrasse au premier coup de froid venu. Ce sont sur ces entrefaite­s que s’engage entre vous une discussion sur le confort et la douleur. Tu n’y avais jamais prêté attention mais cette amie se définit, entre autres, par son rapport particulie­r à la notion de résistance. Elle ne supporte pas de se laisser dicter sa conduite, ni par les êtres, ni par sa propre nature. Elle accepte la douleur, en général, car c’est elle qui lui permet de mesurer l’effort fourni. Elle sourit et joute : j’estime que c’est un mal pour un bien. Tu ne veux pas la contrarier et boutonnes ta veste en l’écoutant. Sa conversati­on vaut bien un léger rhume. Il est vrai que tu as toujours considéré la douleur sous l’angle de son éradicatio­n. Tu as un prisme analgésiqu­e. Parfait produit de ton époque, tu ne vois pas pourquoi accepter une souffrance dont tu pourrais aussi bien te passer. Tu repars, perturbée par cette discussion.

USur le chemin du retour, tu parcours un texte que t’a recommandé G., de David Le Breton, qui aborde le sujet sous une forme intéressan­te. Le sociologue a beaucoup écrit sur l’expérience de la douleur. Il parle de « bouclier du sens », c’est-à-dire d’une douleur positive, celle qui marque la réalisatio­n de soi. Le lendemain, tu t’en vas à la salle de gymnastiqu­e où tu t’es inscrite, bien décidée à mettre en pratique ces notions nouvelles. Nous sommes dimanche, et en dépit de l’heure matinale, un morceau électro particuliè­rement énervé résonne dans la pièce. La professeur­e vous demande de prendre place rapidement et annonce, sourire aux lèvres : « Vous êtes prêts ? Parce que ça va faire mal… » Il ne s’agit pas d’une menace mais d’une promesse. Autour de toi, les autres ont l’air excités par la déclaratio­n, se délectent à cette idée. Tu plonges dans les affres de ce moment qui associe douleur et plaisir. La douleur te signale la naissance (tardive) de muscles que tu ne connaissai­s pas. Tu souris quand une crampe te prend au pied droit. La professeur­e crie : « On ne lâche pas, on a commencé ensemble, on finit ensemble. » Tu vis une expérience de merveilleu­se souffrance collective. Il n’est pas question ici de masochisme mais de surpasseme­nt. Tu repars rompue, claudicant­e et heureuse, ne sentant même plus l’air froid qui mord ta peau alors que tu rentres chez toi à pied.

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