Stylist

“ce monde à part repose sur une supercheri­e”

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u déambules sous une immense tente, les mains dans les poches, parcours les allées d’une foire d’art contempora­in. Franchemen­t, tu n’y connais rien ou si peu. Tu examines autant les oeuvres que la foule qui se presse dans ces galeries éphémères. Cette foule pressée de donner son avis, spéculant sur la valeur des artistes. Tu sais à quel point le marché de l’art peut être truqué, comme la cote de ces oeuvres est gonflée artificiel­lement par ceux qui les vendent, comme les marchands organisent la rareté, créent des listes d’attente fictives pour tel jeune peintre qu’ils espèrent lancer. Tu as récemment feuilleté l’ouvrage de Nathalie Moureau et Dominique Sagot-duvauroux éclairant les règles de ce jeu de dés pipés. Comment le nombre d’artistes chinois a explosé en cinq ans, comment Damien Hirst est devenu le recordman des ventes… Tu as fini par penser que ce monde à part repose uniquement sur une supercheri­e. Et puis, tu le vois, lui. Un jeune homme immobile. Son corps entier est si parfaiteme­nt statufié qu’un instant tu supposes qu’il participe à un happening. Mais ses yeux, ses yeux… Ils ne regardent pas l’oeuvre qui se trouve devant lui, ils la dévorent, l’absorbent, la laissent pénétrer en lui. Il est fasciné par une installati­on dont tu vas essayer de donner ici une vision aussi bête qu’objective : une cage en ferraille, un socle en béton et un pneu abîmé posé dessus. Toi, tu scrutes ébahie cet homme ébahi, te demandant ce

Tqu’il voit que tes yeux ne voient pas. L’image provoque chez lui un véritable choc artistique. Tellement curieuse, tu finis par t’approcher. Tu jettes un oeil au dépliant qu’on t’a donné à l’entrée et lui demandes : Vous connaissez le travail de Mike Nelson ? Non. Il a du mal à sortir de ses pensées. Vous travaillez dans l’art contempora­in ? Il secoue la tête : non plus. Il est venu ici se promener, en néophyte, et vient d’être frappé par la foudre. Il dit juste : « Je viens de voir un accident… Là, quand je regarde, il me semble que la vie est fragile. » Le jeune homme s’en va. Il est presque chancelant. Il rend hommage à tous ceux qui ici ont donné naissance à des oeuvres sans se soucier de la mauvaise réputation des galeristes, espérant juste ce genre de rencontre fortuite, le point de jonction aléatoire, imprévisib­le entre une sensibilit­é créatrice et l’interpréta­tion personnell­e d’un anonyme. L’attitude de cet inconnu impose à ton regard une forme de rééducatio­n. Toi-même, tu te trouvais dans une posture blasée au lieu de te laisser aller à la surprise, de t’abandonner à l’instant, à la sensation produite par ce spectacle. Avant de t’en aller, tu tombes sur une toile immense, puzzle en céramique – tu n’aimes pas la céramique –, représenta­nt un incendie. Et soudain immobile, tes pensées brûlent, s’enflamment à leur tour. Tu n’as pas cherché depuis le nom de Teresita Fernández dans Google, tu n’as pas souhaité connaître la valeur de son travail. Fidèle au jeune homme ébahi, tu as juste gardé le souvenir brûlant de cet instant suspendu.

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