Stylist

“TON coeur de mère aurait voulu mettre le petit sous cloche, le pauvre”

-

u le savais en y allant. Aucune surprise d’aucune sorte. L’histoire est déchirante, oui, tu le savais parfaiteme­nt en allant voir le film. Tu avais lu, quelques années plus tôt, le livre dont il est adapté. Tu l’avais lu dans un avion, ne pouvant retenir les chaudes larmes qui coulaient abondammen­t, au fil des pages, te brouillant la vue. L’homme qui partage ta vie avait voulu te confisquer l’ouvrage, trouvant ridicule de t’infliger cette peine. Mais tu avais tenu bon, tu voulais finir Réparer les vivants, le roman de Maylis de Kerangal, quitte à perturber le voyage. La version cinématogr­aphique venait de sortir. Tu avais gardé de ce livre un souvenir brûlant. Tu savais d’avance le moment intense qui t’était promis et avais préféré ne pas y aller seule. Tu marchais donc avec C., remontant les Champs-élysées d’un pas déterminé. Ensemble, vous étudiez ce problème : pourquoi aller voir un film de ce genre ? Car rien ne vous aurait fait renoncer à votre projet ce soir-là, ni le froid hivernal, ni les mille autres possibilit­és plus légères qui s’offraient à vous. Était-ce une envie ou un besoin qui soutenait cet élan volontaire ? Toutes les deux, vous échangiez sur la fonction du cinéma, soit le contraire d’un simple divertisse­ment. Ce que vous attendiez ce soir particulie­r pouvait se résumer ainsi : il s’agissait de se confronter à quelques peurs profondes, de les affronter, les yeux dans les yeux, pour mesurer sa

Tcapacité à les surmonter. Tu ne voudrais pas déflorer toute l’histoire pour illustrer ton propos. Tu te contentera­s de dire que le récit retrace l’histoire d’un coeur, celui d’un jeune homme, victime d’un accident. Le jour où ton fils est né, tu as commencé à sentir émerger tout un registre d’angoisses neuves, liées à ce constat effarant et tardif : la vie est une chose fragile. Puis, tu as inconsciem­ment dressé la liste des choses que tu interdirai­s à l’enfant, afin de le protéger solidement ; pas de scooter, pas de ski, pas d’alcool, pas de cabane dans les arbres, pas de couteau à table. Les fenêtres barricadée­s, les coins de tous les meubles limés. Ton coeur de mère aurait voulu mettre le petit sous cloche, le pauvre. Puis la raison t’a imposé un autre chemin, tu as appris à composer avec tes pires fantasmes, sans les lui imposer. Au beau milieu de la séance, tu attrapes la main de C. Tu te sens mal, tu suffoques, tu blêmis. Tu dois quitter la salle en urgence, aller te passer de l’eau glacée sur le visage pour briser le sortilège. Te rappeler à la réalité. L’expérience que tu vis est si forte qu’elle en devient charnelle. Tu retournes dans la salle et éprouves ton endurance. Et tu fais bien. Il se trouve que le film de Katell Quillévéré s’achève sur une note tout à fait lumineuse. Avec C., vous sortez de la salle, respirant à pleins poumons l’air de Paris la nuit. Ce soir, vous vivez mieux, vous vivez plus, d’avoir lavé vos angoisses dans ce grand bain de fiction.

Newspapers in French

Newspapers from France