Stylist

“le sentiment partagé d’être Né après les grandes heures de l’histoire”

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u n’as pas envie. Tu vas dans la fonction outil de Word et surlignes cette première phrase. Tu n’as pas envie, 17 caractères. Petite équation à une inconnue. Combien de fois faut-il taper : « Tu n’as pas envie », pour combler les 2 800 caractères que nécessite une chronique. Tu considères réellement l’hypothèse. Tu te dis qu’écrire « Tu n’as pas envie » 164,7 fois pourrait donner l’illusion d’un concept. L’incarnatio­n du manque de motivation, sa preuve en image. Aujourd’hui, tu n’as vraiment pas envie d’écrire comme tu n’as envie de rien d’autre d’ailleurs. Tu sens toute forme de courage te fuir. Pourtant, l’heure tourne et il faudrait s’y mettre, tu le sais bien. Tu enfiles une combinaiso­n en velours qui ressemble fort à un pyjama dans une version légèrement plus élaborée. Tu voudrais te dispenser de la journée, tout simplement. Traîner sans but et sans fin. Ne rien faire. Tu n’as pas envie de sortir, pas envie de voir qui que ce soit et pas la force non plus de laver les deux tasses au fond desquelles un reste de café sucré commence à sécher. Tout au plus, tu envisages de rester dans ton canapé et de lire de vieux articles, ceux que tu n’avais pas eu le courage de lire les semaines précédente­s. Comme celui du Collectif Catastroph­e qui évoque d’ailleurs ce manque de motivation, le décrivant comme pulsion génération­nelle. Ce petit manifeste relate

Tun état d’esprit, le sentiment partagé d’être né après la bataille et les grandes heures de l’histoire, à un moment où ne restent que cynisme et consuméris­me. Tu n’as toujours pas envie d’écrire mais tu veux bien quand même, pour les partager avec le lecteur, retranscri­re les quelques lignes qui ont retenu ton attention. « On nous inculquait ce schéma ternaire “prémoderne, moderne, postmodern­e”, grille de lecture ou tenaille qu’on nous présentait comme neutre quand, insidieuse­ment, celle-là avait déjà décidé pour nous qu’il n’y avait plus rien à faire. On était déjà à l’épilogue du récit mondial de l’humanité. » Tu avais de côté l’article paru dans Libération, attirée par son titre : « Puisque tout est fini, tout est permis. » Et c’est exactement ce que tu te dis. Rien ne saurait réveiller ton désir aujourd’hui. Tu vas annuler le reste de la journée et retourner te coucher avec un livre. Enfin dès que tu auras terminé ce texte que tu surlignes entièremen­t. À ce stade-là, il contient déjà 2 300 caractères. Pour quelqu’un qui était décidé à ne rien faire, tu estimes le résultat plutôt positif. On peut donc se résoudre à faire en travaillan­t sur l’idée de ne pas en foutre une. Il suffirait d’ajouter quelques adjectifs ici et là, de passer tous les verbes au passé composé et le tour serait joué. Tu espères juste que tu n’as pas fait de fautes majeures en tapant ces quelques lignes car vraiment, tu n’as aucune envie de les relire.

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