Stylist

Mauvaise Habitude

- Par Audrey Diwan

’aussi loin que tu te souviennes, tu t’es toujours adonnée à ce jeu interdit. Installée dans un café, assise sous un abribus, tu te tenais sage comme une image, si sage que tu finissais par n’être plus qu’un élément de décor. Tes voisins se mettaient à parler comme s’ils étaient seuls. Et parfois, le miracle survenait, tu avais accès à une vérité cachée, ce que sont les gens dans leur intimité, débarrassé­s de leurs convention­s sociales, du groupe et de l’image qu’ils entendent donner aux autres. Nus, humains, trop et salement humains. Tu essayais alors de retenir chaque mot, recueillan­t avec soin ces précieux morceaux d’intimité. Puis, tu notais ces bribes de conversati­on dans un carnet dédié. Adulte, tu as continué à rechercher cette lumière fugace. Hier, tu étais assise en terrasse à Montmartre. Le lieu est important car le couple qui s’est assis à la table attenante n’habitait pas Paris et se pensait seul au monde dans ces rues inconnues. Elle, appelons-la Mathilde, était enceinte de six mois. Le ventre très rond, la silhouette diablement élargie. Son compagnon, que nous appelleron­s Erwan, car il avait un style breton, l’a aidée à s’installer. Ils avaient décidé de faire ce voyage pour sauver leur couple. Elle s’est mise à parler de sa grossesse comme personne ne s’autorise à le faire en général. À l’origine, elle avait hésité à avorter. Ensemble, ils avaient finalement choisi de garder l’enfant. Depuis, elle subissait les mois qui passaient comme une torture, détestant son état. Elle se

Dsentait mal, son ventre énorme oppressait sa cage thoracique et l’empêchait de respirer. Et puis, elle était laide, les chevilles comme des troncs d’arbre, des boutons couvrant son visage. Dis-moi la vérité, je suis moche. Erwan a regardé Mathilde, il a compris qu’il était l’heure d’être sincère. Et il a répondu“oui”. C’est vrai qu’elle était plus jolie quand elle n’était pas enceinte, qu’il avait même parfois du mal à la reconnaîtr­e, qu’il avait regardé l’autre jour une photo d’elle avant, espérant que cette autre revienne un jour des contrées lointaines de la maternité. Mais lui-même, il se demandait s’il pourrait tolérer cet état. En réalité, si la nature changeait ses lois et lui proposait d’en faire l’expérience, il ne voudrait pas porter l’enfant. Subir toutes les révolution­s qui mènent à la naissance. Sans compter, l’inquiétude de savoir un être vivant en lui, quelle idée dérangeant­e ! Personne ne les avait vraiment prévenus, ne leur avait dit ce qui les attendait. On leur avait servi tous les discours de la joie sans rien leur dire de vrai. Et maintenant, ils n’avaient plus le choix. Alors oui, Mathilde n’était pas jolie ce jour-là, oui, elle était pénible, odieuse et méchante depuis plusieurs mois. Mais Erwan l’avait emmenée ici pour lui dire qu’elle en avait le droit. Qu’à sa place, il ferait pire. Il lui a dit aussi à quel point il était heureux à l’idée d’avoir cet enfant et lui a juré qu’ils n’en auraient pas d’autres, jamais. Et Mathilde a ri. Et elle l’a embrassé longuement. Tu les as trouvés bouleversa­nts et tu t’es juré, pour finir l’année, d’offrir à tes lecteurs ce petit moment lumineux. L’arrivée du divin enfant.

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