Stylist

Jouer les salauds

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Quand je le rencontre, c’est un vieil acteur dont la longue carrière a été balayée par le temps. Le théâtre, ça ne laisse pas de traces, répète-t-il avec vanité. Plus personne ne se souvient de sa beauté, de son sourire qui tua douze Juliette, perdit deux Phèdre et triompha d’innombrabl­es Chimène. De mince, il est devenu sec, son oeil est passé de rieur à perçant. Là où le front respirait la bonté, les rides ont dessiné l’autorité. Il joue encore, peut-être même plus qu’avant. Mais on ne lui propose plus que des rôles de crapules en fin de règne. Il incarne toutes sortes de salauds. Des classiques, des baroques, des Russes. Des rois en pagaille : déchus, Lear, Ubu, du Danemark… Puis il triomphe dans le rôle d’un monstre dont la mort, précédée d’un long monologue, n’en finit pas de fasciner le public. Tout le monde veut voir la bête agonisante qui éructe la haine d’une civilisati­on décadente. Il me dit : « Tu vois le problème, c’est que je commence à avoir de l’empathie pour ces salauds (p. 42). J’ai aimé jouer des jolis coeurs idéalistes dans ma jeunesse, mais je ne ressentais rien pour eux. À force d’incarner chaque soir cette canaille, je finis par m’attacher. Je vois bien que je ne joue plus, je veux que le public l’aime comme je l’aime. L’autre jour, je faisais mes courses eh bien tu vois, ce n’est pas moi qui déambulais dans les étals, c’était lui. C’est avec sa colère que j’ai pesé mes oranges, avec son autosatisf­action bouffonne que j’ai acheté du beurre demi-sel, j’ai payé avec son dédain et je suis sorti avec toute sa rage. Sa noirceur me tient avec plus de force qu’aucun Roméo avant lui. Il m’aide à vieillir. Les gens me demandent : “Ça doit être affreux d’avoir à porter chaque soir le masque hideux de la bête immonde, ses mots doivent vous brûler la bouche, salir votre âme si généreuse, vous le vénérable comédien.” Et moi je souris, gêné, parce que j’ai envie de leur dire comment ces deux heures me lavent d’une vie de politesse vénéneuse. Dans les coulisses de mon existence j’attendais sans le savoir de brûler les planches et d’embraser le public avec ce que j’avais de meilleur en moi : mes ténèbres. Au moment des applaudiss­ements, quand leur joie m’isole, je chuchote encore des mots infects parce que c’est si bon d’être soi en toute impunité. »

“TU VOIS LE PROBLÈME, C’EST QUE JE COMMENCE À AVOIR DE L’EMPATHIE POUR CES SALAUDS”

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Hugo Lindenberg rédacteur en chef adjoint
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