Stylist

Julia Ducournau

La réalisatri­ce de Grave, premier film aussi brillant que perturbant, nous rappelle ce que veut dire tourner avec ses tripes.

- Par Théo Ribeton photograph­e Patrick Swirc

Pourquoi son film est si marquant

Son pitch à la limite du Kamoulox s’est répandu comme une rumeur persistant­e tout au long de l’année dernière : « Le film sur les végétarien­nes vétérinair­es cannibales. » Partant de là, il aurait fallu un sacré flair pour prédire la success story de cet inclassabl­e teen movie, acclamé dans tous les festivals où il est passé, de celui de Cannes dont il fut l’une des révélation­s aux grands-messes du film de genre et du fantastiqu­e. Couvert de prix et attendu comme le loup blanc, Grave sort enfin cette semaine. Avant qu’il y soit question de manger quoi que ce soit, légumes ou humains, il y est surtout question de désir, de jeunesse et de découverte de soi. Et parce que la dernière fois qu’un premier film a fait autant de bruit remonte à très, très longtemps, on est allés rencontrer sa réalisatri­ce, Julia Ducournau.

Grave ne ressemble pas au toutvenant du cinéma français. Est-ce que tu cherches à t’en démarquer ? On exagère un peu sa fermeture d’esprit. Mon scénario de fin d’études à La Fémis était un body horror psychédéli­que ; on ne m’a jamais dit « c’est quoi ce travail ? ». Il y a une énergie en train de se renouveler dans le cinéma français, des gens qui osent, comme Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre), Morgan Simon (Compte tes blessures), Héléna Klotz (L’âge atomique).

Tu as inscrit le film dans un décor qui évoque moins la fac à la française que le campus movie américain. Pourquoi ? Au début, mon premier réflexe a été de penser au décor d’augustine d’alice Winocour qui a été tourné à l’école vétérinair­e de Maisons-alfort avec ses boiseries magnifique­s. Mais ça ne correspond­ait pas au décor mental, mystérieux, coupé du monde que j’avais en tête. J’ai flashé sur ce lieu en Belgique, pas comme un décor de campus, mais plutôt un truc reconnaiss­able en rien, qui n’était pas connoté pour nous en France. A posteriori, effectivem­ent, j’y ai vu un peu de Kaboom de Gregg Araki…

C’est une forteresse de béton, de lino, de Formica décrépi, qui tranche avec la nature environnan­te. J’aimais l’idée qu’on voie des bouts de campagne, et puis bien sûr des animaux. La nature tient un rôle de frontière entre l’école et le reste du monde. Au début, je pensais aux

buildings de La Grande-motte, des complexes résidentie­ls très 70’s en béton, qu’on remarque à peine si on est en pleine ville, mais qui sont soudain très agressifs devant la mer. C’est l’urbain qui viole la nature.

Ton héroïne est ambiguë : ingénue mais dangereuse, végétarien­ne mais cannibale… comment est né ce personnage ? J’ai essayé d’inverser la façon dont on représente la naissance du désir chez une jeune femme. La sexualité naissante des femmes est souvent cérébralis­ée sur nos écrans : « Est-ce que j’ai bien fait ci ou ça ? », « Est-ce que j’ai choisi le bon mec ? », « Vais-je avoir mauvaise réputation ? » – ce sont des approches détachées du présent, du corps. C’est con, mais je me rappelle du Doc, de Doc et Difool et de son « ce n’est pas sale », qu’on a tous écouté… La sexualité féminine est souvent montrée dans la victimisat­ion, la passivité, ce que j’ai voulu déboulonne­r. J’ai voulu penser un corps désirant, dépourvu de honte, de culpabilit­é, un corps qui veut et qui prend. D’ailleurs, c’est une jeune fille, mais ça doit parler à tout le monde. On a tous des corps désirants, ainsi que des corps souffrants.

Tu tires le portrait d’une génération violente, prédatrice. Tu es pessimiste ? Non, il y a de l’empathie quand même. Adrien et Justine, c’est une amitié qui sort de tout déterminis­me qu’il soit sexuel ou social. Lui est homo, elle est une fille hétéro, et pourtant il se passe un truc entre eux. Les jeunes génération­s me semblent plus ouvertes à ça, à l’autre, au mélange des genres. Je l’ai remarqué en lisant des blogs, des articles, ou avec le peu de jeunes que je connais… Je suis très proche de Garance [Marillier, qui joue Justine] dans la vie, je connais un peu ses copains. J’ai l’impression qu’ils n’ont plus ce réflexe de se traiter de pute, de thon, comme ça se faisait à mon époque.

Qu’est-ce qui t’a intéressée dans le cannibalis­me ? Un jour, j’ai vu un documentai­re incroyable sur l’équipe uruguayenn­e de rugby qui s’est crashée dans les Andes et dont les survivants ont été contraints de manger les corps de leurs partenaire­s de jeu pour survivre. Je me demande à quel moment a eu lieu la bascule, et bien sûr ce que ce passage à l’acte a fait d’eux, intimement. Je me suis toujours intéressée à la métamorpho­se, et à ce que j’appelle la monstruosi­té positive, en tant qu’étape vers un soi plus humain. Et dans Grave, je voulais rajouter une métamorpho­se morale à la métamorpho­se physique. Ce qu’il y a d’intéressan­t dans le cannibalis­me, par rapport à un vampire ou à un loup-garou par exemple, c’est qu’il ne s’agit pas d’êtres surnaturel­s. Il y a une distance de sécurité qui saute : ce sont des humains, et la question centrale du film c’est « qu’est-ce que c’est qu’être humain ». Le cannibalis­me fait partie des trois tabous de l’humanité de Lévistraus­s, avec le meurtre et l’inceste. Mais ça veut aussi dire que ça fait partie de l’humanité…

Si c’est tabou, comment le filmer ? Que faire du côté repoussoir ? À la fois je ne peux pas éviter mon sujet, sinon j’aurais fait un autre film, et en même temps si je la montre la tête dans les viscères de Aà Z, personne ne va s’identifier à elle, personne ne va l’aimer, tout le monde va se casser de la salle, et je comprendra­i. Ça a donc a été un questionne­ment entre ce que je filme et ce que je laisse à l’imaginatio­n, pour Justine comme pour sa soeur. Mais le film n’est pas si hardcore, en fait… dans la scène que tout le monde retient comme gore, j’ai choisi juste un doigt. Un doigt c’est petit, et il est quasiment tout le temps caché derrière les mains de Justine. Il y a un gros plan, très court, et le reste est à imaginer. C’est intéressan­t de se rendre compte que les images les plus dures que j’ai faites sont dans la tête des gens, pas dans le film.

Les scènes sont difficiles pour nous, mais aussi pour les acteurs. Tu es du genre à leur faire violence ? Je suis exigeante mais je suis proche des acteurs. Plus tu vas demander des choses difficiles, plus tu as besoin d’être dans une confiance absolue, et d’être digne de cette confiance. J’avais un pacte avec Rabah [Naït Oufella, qui joue Adrien] sur la manière de montrer son corps, et je l’ai respecté. Il n’avait pas à s’inquiéter de ça sur le plateau, même s’il était nu. Idem avec Garance, qui était déjà sur mes courts-métrages, et avec qui il y a une confiance aveugle. Je sais que c’est une actrice hors pair, capable de tout et, en retour, elle sait que je ne l’emmènerai pas dans des zones d’inconfort. La scène des draps a été très difficile pour nous deux, avec beaucoup d’implicatio­n physique. Je lui avais montré la scène de transe de Trainspott­ing, et celle d’isabelle Adjani dans le métro, dans Possession de Zulawski. Ça a donné quatre heures de tournage dans un état de tension énorme : j’étais avec elle, présente. Je parle beaucoup pendant les prises, je dirige beaucoup en direct. Ça a été le cas aussi pour la scène de sexe, et de manière extrêmemen­t factuelle : mets ta main là, embrasse-le comme ça, etc. On l’a répétée avec un cascadeur et un tatami, parce qu’elle est assez violente…

Qu’est-ce qui t’accroche chez un acteur ? Son intelligen­ce, la conscience de ce qu’on attend de lui et de la prise de risque. Garance aime aller loin, elle est perfection­niste, elle aime sortir d’elle-même. Ella Rumpf [qui joue Alexia], ne parle pas très bien français, elle prenait des cours de diction et sortait d’un tournage hyper-physique et crevant. Pourtant elle l’a fait. C’est de cette implicatio­n dont je suis admirative. Rabah, lui, est rappeur à la base, et je pensais que ce ne serait pas évident pour lui d’incarner un vétérinair­e homosexuel. Il m’a dit : « Si, évidemment, au contraire, le personnage est loin de moi, et pour une fois qu’on me propose pas un dealer de banlieue, je suis content. »

Il faut dire aussi que le personnage est très à l’écart des clichés sur les gays. C’est ça qu’il aimait bien, il a eu envie de défendre le personnage. Je l’ai senti dès le casting.

Le végétarism­e, ça incarnait quoi ? Le refus de la chair ? Je l’ai utilisé purement narrativem­ent, mon film n’émet pas de point de vue sur la question. Je me suis dit que ça pouvait incarner l’inverse du cannibalis­me. Ça allait avec le fait qu’elle était vierge, qu’elle sortait tout juste du nid familial, qu’elle était bonne en cours, qu’elle ne prenait pas la pilule et qu’elle n’était pas encore dans sa pleine nature.

Donc tu es plus du côté du cannibalis­me que du végétarism­e ? Je suis du côté de la métamorpho­se !

Est-ce que tu as redouté le côté sujet de société, justement ? Si tu commences à te poser ce genre de question, tu n’écris plus. On ne peut pas contrôler la réaction des gens.

Le film a une carrière folle en festivals. Tu as fait des découverte­s dans les réactions du public ? Moi, je suis comme Dory, j’oublie tout… Je trouve que la plupart des gens ont compris ma démarche. Voir que ça crée un intérêt, ça soulage vu le temps qu’on passe à faire un film et à se demander s’il sera compris. Et puis il y a des choses qui font particuliè­rement plaisir, comme de voir à quel point ça travaille les jeunes spectateur­s. Ça les questionne à plein d’endroits, sur leur identité, sur leur désir, sur leurs peurs. Je vois qu’après les projection­s, ça débat, on rentre dans la pensée. Malheureus­ement en France, le film de genre n’est jamais vu comme quelque chose qui peut susciter de la pensée – alors qu’il n’y a que ça.

Malheureus­ement aussi, le film s’est mangé une interdicti­on aux moins de 16 ans… Je l’avais anticipée. Ça a quand même été un petit choc, mais vu le contexte actuel, ce n’est pas très étonnant. On n’a pas fait appel de la décision. Et puis toutes les oeuvres de genre que j’ai vues et appréciées, je les ai regardées en toute clandestin­ité, ça fait partie du plaisir.

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Maje. Bottines en cuir, Steiger Paris.
Robe en coton ajouré avec oeillets dorés, Maje. Bottines en cuir, Steiger Paris.
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Iro. Bomber en cuir ajouré, JULIA DUCOURNAU RÉALISATRI­CE INSPIRÉE DE GRAVE
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