Stylist

Mauvaise habitude n°151

- par Audrey Diwan

Suivre les faits divers

Depuis que tu as appris à lire, tu es captivée par le fait divers. Tu as beau lutter contre ce penchant macabre, il arrive régulièrem­ent qu’une affaire t’ensorcelle et que l’actualité devienne le feuilleton que tu suis avec le plus d’acuité. Tu le sais pourtant, oui, tu as lu Bourdieu à la faculté : « Le fait divers fait diversion. » Il n’a a priori d’autre but que de nous détourner de questions plus graves, de faire écran à la politique. Et, tu l’admets volontiers, le monde serait sûrement le même si nous ne suivions pas les rebondisse­ments de ces affaires dramatique­s. Tu as beau emprunter souvent ce chemin rationnel, tentant de te dissuader, le sujet exerce toujours sur toi la même fascinatio­n. C’est en regardant un documentai­re sur l’affaire Amanda Knox, l’histoire de cette jeune femme soupçonnée d’avoir poignardé sa colocatair­e lors d’un séjour en Italie, que tu as découvert les dessous glaçants de cet univers. Le fait divers est un marché normé, précis. Nick Pisa, journalist­e hystérique qui a largement couvert cette affaire, y racontait avec un plaisir gênant son excitation, la sensation d’être un chercheur d’or tombé sur une pépite. Avant ce film, tu ne t’étais jamais vraiment interrogée sur la matière, celle qui compose un fait divers, change une tragédie intime en sujet collectif, sur les raisons silencieus­es qui l’amenaient en première page ou le laissaient disparaîtr­e au milieu de chiens écrasés. Il n’y a pas de chemin naturel vers cette triste gloire. Il y a des règles particuliè­res qui permettent de déterminer le potentiel d’un récit avant de le mettre en lumière. La personnali­té complexe des protagonis­tes, la nature des liens qui les unissent, les rebondisse­ments qu’on peut en espérer et la violence du crime. Le fait divers est un calcul, il répond aussi clairement à l’idée de dramaturgi­e qu’un téléfilm. Il change le réel en fiction horrifiant­e. On prend même le soin de lui trouver un nom, un titre inoubliabl­e. Les disparus d’orvault. Tu ne cesses de penser à eux, bien après que la résolution a été dévoilée, parce que ce qui s’est produit dans ce pavillon, le 16 février, est un mystère qui interroge les fondamenta­ux de la nature humaine. Tout est construit pour que tu te projettes, que tu interroges tes croyances les plus profondes. Comment un être, même sous le coup de la colère, peut se résoudre à décimer une famille, sa propre famille, à la barre de fer. Qui peut faire ça ? De quoi serais-tu capable, toi ? Est-ce qu’il existe dans ton entourage une personne à la rage insoupçonn­able qui pourrait, du jour au lendemain, devenir un monstre sanguinair­e ? Franchir en une nuit le barrage entre bien et mal, cette frontière que la civilisati­on s’applique à ériger comme un mur ? Le meurtre interroge la part obscure de notre nature. Peut-être es-tu en train de justifier ce passe-temps critiquabl­e, mais tu t’en es persuadée : le fait divers semble faire diversion, au fond il pose beaucoup de questions.

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