Stylist

Faire la bise

- par Audrey Diwan

« “la bise cache une forme de violence sourde”

Un jour, je voudrais être Françoise Hardy ». Cette phrase sonne mal dans la bouche de ton amie M. qui n’a jamais su aligner trois notes et n’entend pas grand-chose à l’astrologie. «Je voudrais avoir sa notoriété pour pouvoir refuser toute forme de contact physique avec un étranger.» Elle vient de lire une interview de la chanteuse dans la revue Schnock. Le journalist­e y explique, en préambule, qu’elle a refusé de lui serrer la main. « Je ne serre plus les mains », a ajouté Françoise pour toute explicatio­n. Elle propose à la place un salut à l’orientale, un simple hochement de tête. Tu es d’accord avec M. et avec Françoise, il y a trop de contacts physiques non désirés dans notre société. Tu penses aussitôt à la pratique de la bise, cet acte pénible et disgracieu­x. Pourquoi faut-il que nous soyons le seul pays à imposer cette attaque rapide et répétée de nos espaces vitaux ? Tu trouves que la bise cache une forme de violence sourde. Fausse démonstrat­ion de chaleur, ce sont en fait deux os qui s’entrechoqu­ent comme si chacun voulait prouver à l’autre qu’il peut lui résister. Et puis, il y a les mauvais souvenirs qu’elle fait remonter en toi. Les bises de nuit, les haleines alourdies par l’alcool qui se devinent au passage, les peaux moites collées les unes aux autres. Plus vous en parlez avec M., plus il vous semble impossible de subir sans révolte cette épreuve quotidienn­e. Vous vous demandez quand est né ce vilain baiser et découvrez, de surcroît, qu’il serait religieux, biblique. Tout aurait commencé avec La Genèse, chapitre 29 verset 13. « Dès que Laban eut entendu parler de Jacob, fils de sa soeur, il courut au-devant de lui, il l’embrassa et le baisa, et il le fit venir dans sa maison.» Tu penses aussitôt au roman de Boualem Sansal que tu viens d’entamer, 2084. L’auteur, avec un procédé bien connu, invente un monde pour mieux critiquer le sien, moquant ceux qui se dévouent à des cultes dont ils ont perdu le sens. Un monde qui obéit corps et âme à une puissance supérieure, divine, et à celui qui l’incarne sur terre. Il écrit : « Le regard des peuples est ainsi, insouciant et réellement peu inventif, il ne voit pas au-delà de sa porte.» Il critique, avec un talent fou, la docilité avec laquelle nous acceptons les codes que nous avons toujours connus. Dans son livre, la population est tenue d’embrasser le dos de sa main gauche lorsqu’apparaît celui qui la dirige. Vous vous dites, M. et toi, que ce geste est intéressan­t, propre, un genre de baiser qui n’engagerait pas l’autre. Quitte à vous soumettre à des impératifs religieux, vous voudriez au moins avoir le choix de la méthode. Vous aimeriez proposer ce mode opératoire, trouver un moyen de le répandre. Faut-il pour cela créer un nouveau culte ? Vous vous dites qu’il faudrait en parler à Françoise.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France