Sortir du cadre
Pourquoi les Crocs sont des pièces de résistance
En 2013, comme – presque – toutes les filles de ton âge, tu voulais un sac Céline. En 2017, comme – je ne sais pas combien de – filles de ton âge, tu ambitionnes très sérieusement d’investir dans une chemise au délicat slogan Never Trust a Church Girl. Mais enfin, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Les collections P-E 2017. En septembre, ce message sponsorisé par Pornhub défile chez Hood By Air et des Crocs foulent le podium de Christopher Kane. Deux mois avant, le show Vetements présente des joggings Juicy Couture, tout en velours et fesses cristallisées. En janvier, Boy George s’incruste sur la campagne Dior Homme. Il y a deux semaines, Gucci lance des mèmes kitsch avec Decorhardcore. Et depuis quelques jours, des visuels Eckhaus Latta montrent de vrais gens, peu habillés mais très occupés. Voilà, ça fait six mois que ton cerveau process : le mauvais goût, c’est le nouveau noir.
LE GOÛT DES AUTRES
néanmoins, il est possible que tu ne voies pas quel est le problème avec une veste qui crie i touch myself. « C’est parce que le goût se construit selon plusieurs facteurs, individuels – comme la personnalité, l’âge et les valeurs – ou sociaux – comme la famille et la culture », explique david Greenberg, music pyschologist et chercheur à l’université de Cambridge. Bon ou mauvais reste à l’appréciation de chacun. ou plutôt à la classification, car le cerveau ne sait donner du sens au monde qu’en catégorisant chaque info lui parvenant. Et quand il se cogne contre un data nonidentifiable, il fait comme tout être sensé : il le glisse sous le tapis des données perturbantes. « la nouveauté peut être perçue comme une menace et déclencher un dégoût initial », poursuit-il. Ce processus cognitif est gênant pour plusieurs raisons : le goût est une histoire de perception – ce qu’on croit voir prend le pas sur ce qu’on voit vraiment – et de jugement. Ceci dit, il y a quand même une bonne nouvelle : l’esprit humain n’étant pas si borné, il est soumis à des cycles réguliers de rejet/habituation/intégration. l’incubation mode, par exemple, dure environ deux ans. demain, les Crocs seront les nouvelles Stan Smith, porteuses de leur propre possibilité sociale. Parce que le goût, c’est du darwinisme petit-bourgeois, une façon d’intégrer une élite en mimant ses codes socio-culturels. heureusement, tout le monde ne rêve pas d’un squad de traders. « Un vêtement correct permet de se fondre dans la masse et de passer inaperçu. or les créateurs, de la couture à la fast-fashion, ont compris que certaines personnes ne voulaient pas de ça », insiste denis Bruna, historien, conservateur et commissaire de l’exposition Tenue correcte exigée, quand le vêtement fait scandale au musée des arts décoratifs.
CLAQUETTES DE PISCINE ET LUTTE DES CLASSES
C’est là que le mauvais goût se pose en contre-sort à la hiérarchie sociale. « délibéré, il est traditionnellement opposé aux règles bourgeoises édictées par le bon goût. C’est dire qu’on se moque de ce que l’autre pense de nous car ses opinions ne comptent pas ou sont ringardes », décrypte Judith Clark, co-curator de l’exposition The Vulgar : Fashion Redefined qui vient de quitter la Barbican art Gallery de londres pour aller au Palais du Belvédère de Vienne. Une parade ancienne et répétitive qui se joue après la révolution française, la fin du Second Empire, chaque guerre mondiale, les 60’s, les 80’s, bref, quand le monde vrille. « Chaque mutation sociale remet la question du goût en perspective », souligne nanta novello, chercheuse en science de l’information et de la communication au laboratoire Cimeos. la vague d’urbanisation des années 60 fait d’ailleurs basculer son rôle de marqueur de statut à celui d’identité. Espace de rencontres entre des gens de toutes origines, la ville crée des porosités de classes et des nouveaux Bauhaus du style, comme la Factory de Warhol. depuis, le but n’est plus d’intégrer une classe fortunée mais un groupe d’idées neuves. « Plus l’effondrement des valeurs traditionnelles, politiques et religieuses est totale, plus l’avant-garde est extrême dans sa remise en cause des limites », rappelle Frédéric Godart, sociologue de la mode. le Brexit, donald trump, le Fn, l’islamophobie, une gauche en crise idéologique… on y est, là, non ? le mauvais goût devient alors une infraction à un système dépassé, aux contraintes légales et morales en mal d’aération, une émancipation et une célébration de son individualité. Et avec 47 % de la population mondiale connectée (itu décembre 2016), internet est une ville dématérialisée, où les frontières n’existent plus et où la proximité socioculturelle n’a plus de limite.
C’EST BEAU, C’EST BIZARRE
mener une révolution, c’est bien mais la rébellion fait-elle vendre ? l’ère de la pop culture floute la différence entre vulgarité et activisme social. J’aimerais te dire que les verres Supreme x duralex sont des objets décontextualisés qui interrogent la société de consommation, mais mon cerveau n’a pas encore décidé où il devait ranger cette collaboration. En revanche, en 2015, la creative director Valerie Wickes et la make-up artist maxine leonard lancent Beauty Papers, une publication montrant une beauté déroutante. le carton est immédiat. « Sa représentation dans les médias nous semblait unidimensionnelle et dogmatique, centrée sur une perfection à atteindre plutôt que l’expression d’une personnalité », se souvient Valerie Wickes. Un cycle d’habituation plus tard, et il y a deux semaines, Kylie Jenner lançait sa collection de blush aux doux noms de X-rated, Virginity ou encore Barely legal. Plus tacky, tu m’appelles. Quelques mois avant, les backstages P-E 2017 ont démocratisé des codes troublants avec des pluies de paillettes, des spaghettis mouths et des litres de gloss transparent (grosse ambiance chez hood By air). depuis, rien. l’industrie semble être en mode avion. « Pourtant, au salon professionnel Cosmoprof, l’espace dédié aux ongles débordait de stiletto nails très pointus, de clash couleurs, d’effets dégradés, de stickers… rien de minimaliste », rassure lucille Gauthier, creative consultant beauté chez Peclers. les fabricants eux aussi avancent : Sigma a développé un rouge à lèvres à effet hologramme dément et aircos une poudre de yuhuna bourrée de minéraux dont la teinte abricotée vire néon dans l’eau. « les marques ont entendu le message, il faut leur laisser le temps de développer les produits », conclut-elle. FYI : ça dure environ un an et demi. Ça tombe bien, c’est pile ce qu’il faut pour que ton cerveau se fasse à l’idée. demain, le marché devrait donc être affreusement criard, clivant et bien plus intéressant. Ça va être horrible, c’est génial, non ?
plus “le BUT N’EST UNE D’INTÉGRER CLASSE FORTUNÉE MAIS Un GROUPE D’IDÉES NEUVES”