Stylist

Tracey Norman

Ce que cette mannequin devait cacher

- Par Hélène Coutard Illustrati­ons Virginie Garnier

1980

, à New York. Dans les bureaux du magazine féminin black Essence, sur Liberty Street au neuvième étage, les flashs crépitent. Tracey Norman a beau approcher la trentaine, elle est au climax de sa carrière de mannequin. Son visage s’affiche sur des millions de boîtes de coloration pour cheveux Clairol. Le Dark Auburn, numéro 512, c’est elle. Elle a posé pour Vogue, est signée chez Zoli, l’une des grandes agences new-yorkaises, surfe sur la vague des tops afro-américaine­s à la mode, Pat Cleveland ou Beverly Johnson. Ce matin-là, ses cheveux sont peints en doré, elle est enroulée dans un long châle égyptien, un assistant fait tomber des flocons dorés autour de son visage. La rédactrice en chef du magazine est ravie, elle fait même miroiter à Tracey la couverture. Il y a bien cet assistant coiffure dans le coin qui n’arrête pas de lui poser des questions, qui pense la connaître de son New Jersey natal. Tracey est stressée, mais répond par la négative. Soudain, il se lève pour chuchoter quelques mots à l’oreille de la rédactrice en chef. Qui lève immédiatem­ent la main et déclare : « Je crois que c’est

bon, ça suffit.» Tracey Norman, trente-cinq ans plus tard, raconte la suite au New York Magazine* : « Elle m’a demandé si tout allait bien, elle était debout derrière moi, elle me regardait dans le miroir en me massant les épaules, en me faisant des compliment­s sur la douceur de ma peau. C’est là que j’ai su. La façon dont elle me regardait était différente, elle regardait la personne que l’assistant lui avait dit que j’étais. » Ce jour de 1980, la brillante carrière de Tracey Norman s’arrête brutalemen­t.

TEINTE N°512

Tracey est née en 1951 à Newark, New Jersey. Aux yeux du monde, c’est un garçon. Mais Tracey « s’est toujours sentie fille ». Elle observe du coin de l’oeil la façon dont les femmes marchent, dont elles s’expriment, dont elles se maquillent. Mais il lui faudra être patiente. Quelques mois après son bac, elle est abordée par une ancienne camarade de classe « une belle femme », qu’elle avait connue en garçon. « J’ai dit : “mais comment tu as fait ça ?” Et elle a mis sa main dans sa poche et en a ressorti une plaquette de pilules contracept­ives », une solution de fortune utilisée par les trans qui ne peuvent pas se faire prescrire d’hormones. C’est un déclic. Elle commence à sortir dans les clubs trans de New York, se fait des amies, pose des questions. Et finit par aller consulter un docteur, qui travaille la nuit dans un bureau de l’upper East Side et qui, à condition d’être payé en cash, accepte de lui faire tous les mois une piqûre d’hormone. Sa poitrine se forme, elle commence à s’habiller en femme. Un an après son bac, elle est enfin « une femme à la lumière du jour, au soleil, marchant dans les rues ». Reste maintenant à réaliser son rêve : devenir mannequin. Elle s’incruste aux défilés en disant qu’elle est étudiante en mode. « J’y allais pour voir les mannequins marcher, je m’entraînais. » Un matin de 1975, Tracey aperçoit un groupe de mannequins afro-américaine­s attendre devant l’hôtel Le Pierre, en face de Central Park. Sans vraiment savoir pourquoi, elle les suit à l’intérieur. « Je me suis approchée juste assez pour voir ce qu’il se passait dans la pièce et j’ai vu que c’était un casting. » Qu’a-t-elle à perdre ? Elle décide de tenter sa chance. Et bien sûr, c’est elle qui est choisie. À la clé, il y a un shooting de deux jours pour le Vogue italien, à 1 500 dollars la journée, photograph­ié par Irving Penn. C’est plus d’argent qu’elle n’en a jamais eu. Irving Penn l’adore, pense avoir découvert «la nouvelle Beverly Johnson», la première mannequin noire à avoir fait la couverture de Vogue aux US en 1975. Sur ses recommanda­tions, Tracey est signée chez Zoli, l’agence du moment. Tout s’enchaîne : parce que ses cheveux foncés ont des reflets roux au soleil, Clairol lui propose un contrat de deux ans. « Ils ont utilisé ma photo pendant six ans, ils m’ont dit que c’était l’une de celles qui se vendaient le mieux ! » Mais son succès a un prix : celui du secret. Pour ne pas être découverte, elle s’impose une discipline de fer, évite de trop sympathise­r avec ses collègues. Mais surtout, elle doit être vigilante lors des séances d’essayage « le scotch de déménageme­nt était devenu mon meilleur ami », se souvient-elle.

UN PROBLÈME DE POIDS

Aujourd’hui, Pêche Di est l’une des mannequins trans les plus connues de New York. C’est elle qui a créé la première agence transgenre, Trans Models. Elle aussi a dû mentir à ses débuts, « pour pouvoir avoir des jobs ». « Aujourd’hui, les mannequins transgenre­s sont plus visibles, mais nous sommes encore moins bien payées. On doit même parfois travailler gratuiteme­nt pour gagner en visibilité, certaines marques profitent de notre combat. » Pour Pêche Di, Tracey Norman reste un modèle. Chez Trans Models, quand on déprime, on se raconte de belles histoires de transition, dont l’histoire de Tracey. « Les gens l’aimaient tellement, jusqu’à ce qu’ils découvrent la vérité. C’est une histoire d’injustice et de discrimina­tion, mais c’est aussi l’histoire de tout ce qu’une femme transgenre peut faire quand on lui donne la liberté de le faire. » Mais avant d’être un exemple, Tracey Norman a vécu une longue traversée du désert. Une semaine après le shooting d’essence en 1980, Tracey squatte la salle d’attente de Zoli : elle veut savoir pourquoi plus personne ne lui propose de casting. « On m’a dit que mes hanches étaient encore trop larges, que je devais perdre du poids. » Bien qu’elle ait déjà la taille du mannequin idéal, Tracey maigrit et rappelle deux semaines plus tard : toujours pas de job pour elle. C’est un ami qui lui confirme : son secret est dévoilé, tout le monde sait. Plus personne ne lui adresse la parole, les mannequins à qui elle a pris des boulots sont en colère. Elle aussi est en colère : « Personne ne m’a jamais dit la vérité, probableme­nt parce qu’ils avaient peur que je les poursuive en justice, mais j’étais surtout triste que ma communauté m’ait fait ça : la communauté noire, la communauté gay. » En 1982, Tracey doit abandonner son appartemen­t dans l’upper East Side pour retourner chez sa mère à Newark. Puis elle décide de prendre un aller simple pour Paris en utilisant le certificat de naissance de sa soeur afin d’obtenir un passeport féminin. Internet n’existe pas : en France, elle sera juste une énième top américaine. Là-bas, elles partagent des chambres d’hôtel, mangent pour trois fois rien. Jusqu’à ce que Tracey décroche un contrat de six mois chez Balenciaga. Les chaussures sont toujours trop petites pour elle, mais elle se sent bien, elle gagne de l’argent et de la confiance. Elle est heureuse. Après deux ans en Europe et un passage moins réussi à Milan, Tracey décide de retourner chez elle. Aujourd’hui, elle soupire : « Je n’aurais jamais dû quitter Paris. »

TRACEY AFRICA

De retour à New York, Tracey décroche un contrat avec les cosmétique­s Ultra Sheen, mais c’est un cadeau empoisonné : les gens se souviennen­t, on lui dit : « Oh, tu es cette

Tracey… ». « Les gens qui disaient “elle” disaient maintenant “il”, et ce n’était pas moi, c’est comme si d’un coup, la personne que vous êtes n’existait plus. » Sa carrière de mannequin est terminée, elle vend un temps des chaussures à Newark, avant de se faire virer quand ses patrons découvrent qu’elle est trans. Pendant trois ans, elle danse dans un peep-show burlesque de Times Square, ce qui lui permet de réaménager à Manhattan. Là, elle intègre une communauté de drag, et les ballrooms de Harlem, ces compétitio­ns de voguing qui sont alors en plein essor dans la communauté LGBT noire de New York. Dans ce monde qui se réappropri­e et sublime les codes de la mode, Tracey, égérie rejetée, trouve immédiatem­ent sa place. Elle fonde une maison, la House Africa, dont elle deviendra la « Mother » sous le nom de Tracey Africa. « Elle était fière de pouvoir mettre son expérience de mannequin au service de ses enfants (les membres de la troupe, ndlr) », confiait l’un de ses amis de l’époque au New York Mag. Tracey crée ensuite le walk qui la rendra célèbre : alors que la tendance est aux tenues extravagan­tes et au maquillage marqué, elle marche en jean et T-shirt et quand elle arrive devant les juges, elle sort un mouchoir blanc de sa poche arrière, le passe sur sa figure pour certifier son no make-up devant un public en délire. Mais la carrière de mannequin de Tracey n’est pas terminée. En 2015, le New York Magazine publie un long portrait de Norman qui atterrit fatalement dans les bureaux de Clairol. À l’heure où Caitlyn Jenner fait la couverture de Vanity Fair, l’occasion est trop belle : à l’été 2016, la mannequin de 63 ans devient égérie de la nouvelle collection. La même année, Tracey devient aussi le premier modèle transgenre à faire la couverture de Harper’s Bazaar, aux côtés de la jeune Geena Rocero. « J’étais tellement nerveuse !, se souvient celle-ci. Son histoire m’a encouragée à poursuivre mes rêves, j’ai fait des photos pendant dix ans avant de partager mon expérience de trans lors d’une conférence TED. Je ne mentais pas, mais les gens ne comprennen­t pas, et j’ai dû me protéger. » Tracey n’a aujourd’hui plus besoin de mentir, plus besoin de se protéger. Lorsque Laverne Cox fait la couverture d’essence en 2014, cette dernière laisse couler quelques larmes en pensant à Tracey. « J’ai toujours dit que la première personne à forcer une porte ouvre le passage aux autres, conclut Tracey en 2015. Les gens pensaient que les transgenre­s ne pouvaient pas travailler dans la mode. J’ai prouvé que c’était faux. »

*Toutes les citations de Tracey sont issues de cette seule interview donnée au New York Magazine.

“LES GENS QUI DISAIENT ’ELLE’ DISAIENT MAINTENANT ’IL’, C’EST COMME SI D’UN COUP, LA PERSONNE QUE VOUS ETES N’EXISTAIT PLUS”

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