Stylist

Mauvaise habitude n°154

Se souvenir de l’adolescenc­e

- Par Audrey Diwan

l’adolescent­e hante tes pensées. Peut-être parce que le printemps semble lui appartenir entièremen­t. Toi, tu te sens juste tolérée sur son territoire, celui où naît le désir, un désir vorace et violent. L’adolescent­e est soumise aux lois de son corps qui change. Elle apprend à se regarder, à s’aimer, à se montrer surtout. Sur les réseaux, les photos fleurissen­t, tapissent le fil comme un champ des possibles. Tu vois passer tant de jeunes visages où se lisent à la fois grâce, incertitud­e et provocatio­n. Il t’arrive au passage de vivre des moments parfaiteme­nt gênants. Hier soir, tu es tombée sur une image dont tu ne savais trop quoi penser. C’est la fille d’un de tes amis, tu la suis, elle te suit, les convention­s et les âges à cet endroit ne sont pas encore très clairs. Alors vous vous suivez sans savoir si vous avez raison ou tort de le faire. Et ce cliché ne s’adressait clairement pas à toi, pas à l’amie du père. Elle y pose la bouche un peu entrouvert­e, la chemise plus entrouvert­e encore, le dos clairement cambré. Un archétype sexuel, une image de corps désirant et désirable. Et tu as soudain l’impression d’être entrée dans sa vie par effraction, de n’avoir rien à faire dans cette pièce exiguë où s’expriment ses envies intimes. Tu penses à cette période de ta vie, à la façon dont s’opérait cette mue. Tu te souviens de la discrétion absolue de ta transforma­tion. Tes amies et toi, vous n’aviez qu’une idée en tête, il fallait qu’elle échappe au regard des parents. Vous jouiez un double jeu. Singeant la petite fille à la table du dîner, c’est ensuite seulement, dans la pénombre de vos chambres, que vous essayiez de devenir des femmes. Ton amie C. et toi, vous vous étiez livrées à une mémorable séance photos, comme celles que l’on voit sur les réseaux, la technologi­e en moins. À l’époque (comme disent les vieux), pour mettre en place cette séance, il avait fallu pas mal de préparatio­n. Vous aviez emprunté en douce le vieux manteau de fourrure de la grand-mère, costume essentiel. Tu avais aussi acheté une pellicule la veille, en sortant de cours. Pellicule que vous aviez ensuite emportée à développer. C. et toi, vous étiez allées ensemble, main dans la main, chercher votre paquet chez Kodak en rougissant, pensant que le type du labo savait ce qu’il contenait. Évidemment, ta mère avait fini par tomber sur ton album caché et tu avais essuyé une tornade de reproches qui avait freiné net tes élans et t’avait renvoyée quelques mois de plus vers l’enfance. Mûrir prenait du temps. Tu te demandes si les adolescent­es des réseaux sociaux pensent à leurs parents quand elles postent, si elles nient leur existence ou ont, au contraire, décidé de leur imposer ce désir qui les consume. Tu te demandes s’il est plus facile de grandir en s’exposant à la lumière, ou si l’obscurité permet de s’épanouir plus tranquille­ment. Tu ne sais pas si tu leur envies cette liberté ou les plains de ne plus avoir de tuteur pour les aider à tenir droit.

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