Stylist

Accent de vérité

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Il y a des situations dans lesquelles elle n’aime pas parler. Les taxis, par exemple. Elle veut rouler au calme, sans prendre le risque que la conversati­on dérape et que le chauffeur lui donne son avis sur le temps, les élections ou sur sa tenue. Alors elle a pris l’habitude de donner son adresse de destinatio­n avec un fort accent étranger. Elle ne sait même plus comment ça lui est venu. Improvisat­ion totale. Et ça a marché. La plupart du temps, les chauffeurs non plus n’ont pas envie de parler. Mais parfois quand ça leur prend, elle se retrouve à raconter n’importe quoi dans son accent de nulle part. Au moins, ce stratagème lui évite de commenter l’actu politique. Marine Lou Payne ? Connais pas. Puis l’accent commence à sortir des habitacles renforcés pour s’inviter dans les magasins. Elle se sent plus légitime à demander trois fois le chemin pour les ampoules vu qu’elle vient d’un pays où elles ne sont certaineme­nt pas vendues au rayon bricolage. Finalement, son accent de nulle part devient son accent pour le commerce. Toutes ses interactio­ns marchandes se font avec des « r » un peu roulés et une incapacité à prononcer le son « u ». Elle n’y pense jamais avant, elle n’y pense plus après, mais ça la rassure parce qu’elle est persuadée que les gens seront forcément plus gentils avec une touriste un peu perdue, même si ce n’est pas toujours le cas. Puis, un jour, sans préméditat­ion, elle sort l’accent de nulle part à un type qui la drague dans un bar. Ses potes sont loin, elle pense que la conversati­on ne va pas durer et que son « bonjour » paneuropée­n va le décourager. Pas du tout. Ils parlent de tout et de rien. Peut-être du temps ou de la politique, qui sait. Tout ce qu’elle voit, c’est qu’elle est en train de faire du Michel Leeb devant un des garçons les plus charmants qu’elle a rencontré depuis longtemps. Elle se dit qu’avec de la chance et à la faveur de son ivresse, il ne se rendra compte de rien si elle rapatrie graduellem­ent sa prononciat­ion sur quelque chose de plus parisien. Mais il la coupe : « Pourquoi tu fais semblant d’avoir l’accent anglais ? » Cela fait plus de vingt minutes qu’elle lui parle et peut-être cinq ans qu’elle pratique son accent de la timidité dès qu’elle se sent vulnérable. D’un coup, elle n’a plus honte, elle est en colère. Qui est-il pour lui imposer son accent (p. 38) ? Elle lui répond la première chose qui lui vient à l’esprit : « Non, je suis allemande », et cherche ses copains des yeux.

“elle est en train de faire du michel leeb devant un charmant garçon”

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Hugo Lindenberg rédacteur en chef adjoint
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