Stylist

Mauvaise habitude n°155

Craindre le soleil

- par Audrey Diwan

“tu pourrais citer les incertitud­es que fait Naître Notre société”

Dix-huit heures. Lentement, les bureaux se vident. Les ombres s’allongent sur le trottoir, les gens traînent au bas des immeubles, trop heureux de retrouver l’air libre. Nombreux sont ceux qui se laisseront dévoyer et iront s’asseoir en terrasse, remettant à plus tard leurs obligation­s. La routine plie joyeusemen­t face au printemps. Tu vois bien que le reste du monde apprécie cet instant, savoure chaque seconde de ce temps suspendu. Mais pour toi, c’est l’heure problémati­que. Le moment où un violent trouble s’installe. Un vent se lève, rassemblan­t des angoisses imprécises des quatre coins de ton être. Et soudain, tu as peur. À l’intérieur, c’est la tempête. Une main d’acier s’est refermée sur ta gorge, ne laissant plus passer qu’un filet d’air. Assise au milieu de ceux qui vont bien, tu tentes de te fabriquer un sourire qui ressemble plutôt à une grimace. Le contraste est insoutenab­le. Tu voudrais te débarrasse­r de cette heure transitoir­e, que ce putain de soleil s’incline et disparaiss­e. Qu’au moins, tu puisses te blottir dans l’obscurité, te draper dans la pénombre, que ton état critique se lise moins nettement sur tes traits. «Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressailli­r le paysage le rendait inhumain et déprimant », notait Meursault, l’étranger de Camus qui, lui non plus, ne supportait pas très bien la lumière quand il se sentait si terribleme­nt mal dedans. Tu ne comprends pas pourquoi tu es ainsi punie, privée d’insoucianc­e, suivant tous les jours le même rituel morbide. Quarante minutes de terreur pure. Tu penses à l’angoisse chronique du nourrisson. Ton fils à la naissance en souffrait beaucoup. Tu avais cherché à comprendre cette crise sans mot. À la tombée de la nuit, il poussait des cris désespérés que rien ne semblait pouvoir calmer. Tu l’avais traîné chez tous les médecins du quartier et avais finalement atterri dans le cabinet d’un pédiatre fou. Totalement sérieux, il t’avait donné son point de vue sur le problème : « C’est normal. Avant, il vivait dans un monde parfait, le monde intra-utérin. Là, il découvre la douleur d’être en vie. Vous vous rendez compte, durant neuf mois se figurer un décor idéal et apprendre ensuite la triste réalité. Le bruit, le stress, la violence, la décadence de l’humanité. Il est en colère, comme si on lui avait joué un mauvais tour. Et je le comprends.» Tu avais envisagé de le dénoncer à l’ordre des médecins. Puis, les crises avaient disparu et tu avais renoncé à cette idée. Aujourd’hui, ces phrases résonnent étrangemen­t. Tu pourrais citer, chaque jour, quarante motifs de désespoir, les incertitud­es que fait si bien naître notre société. Quarante minutes de terreur quotidienn­e pour purger toutes les inquiétude­s que t’inspire cette vie. Tu transpires et puis ça passe, tu gagnes une journée de répit. Dans le fond, ce n’est pas si cher payé.

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