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Mais au fond, que fait-il là ?

Pourquoi y a-t-il des gens tout nus au fond des verres de saké servis en digestif dans les restos asiatiques ?

- par simon clair - illustrati­ons DAQ

Pourquoi y a-t-il des gens tout nus au fond des verres à saké

C’est une scène presque banale tant elle est familière. Dans un restaurant chinois, une bande de potes s’est réunie pour fêter l’enterremen­t de vie de garçon d’étienne, un jeune quarantena­ire qui avait jusqu’alors du mal à se fixer sentimenta­lement. Mais là, il est fou amoureux de Lu Ming, une belle Chinoise qu’il a rencontrée un an et demi plus tôt. « Pour vous, spécial saké ce soir ! » annonce la patronne du restaurant en offrant une tournée à la bande d’amis déjà imbibés. Mais alors que tout le monde s’apprête à porter un toast au futur marié, Étienne bloque soudaineme­nt devant son shot. Au fond du verre, une photo érotique montre les ébats sexuels de sa fiancée Lu Ming avec un inconnu. Diffusée par Canal + en 2009, la mini-série télévisée en trois épisodes La Fille au fond du verre à saké vaut ce qu’elle vaut. Mais son intrigue repose en tout cas sur un scénario bien trouvé : que se passerait-il si vous tombiez nez à nez avec votre fiancé(e) nu(e) et accompagné(e) au fond d’un verre à saké ? Une idée qui fonctionne d’autant plus que tout le monde a un jour ou l’autre eut affaire à ce curieux rituel des restaurant­s chinois dans lequel un digestif est servi dans des petites coupes au fond recouvert d’une lentille de verre convexe. Le principe est simple : vides, les verres ne laissent rien voir alors qu’une fois remplis, ils dévoilent une image d’homme ou de femme nu(e). Un système malin qui concentre d’un coup l’humour paillard des fins de repas trop arrosés, le fantasme européen d’une sexualité asiatique aussi secrète que créative et l’exotisme d’une culture chinoise encore trop peu connue chez nous. « Ce genre de verre est un petit truc qui amuse toujours beaucoup les clients français. Ils ne peuvent retrouver ça que dans les restaurant­s asiatiques. Ça leur donne l’impression de vivre une expérience spéciale en venant ici », explique Fang Yin, serveuse dans l’un des nombreux traiteurs chinois du quartier de Belleville à Paris. « Pourtant, je n’ai jamais vu ça en Chine », précise-t-elle avec un sourire. D’où vient donc l’étrange tradition de ces verres à saké dans nos restaurant­s chinois ? Et surtout, à bien y réfléchir, le saké n’est-il pas censé être un alcool japonais ? À trop se rincer l’oeil, il semblerait que notre esprit ait fini par perdre le nord.

FAKE SAKÉ

Ces coupes à saké érotiques ont tout d’un secret bien gardé. Remonter leur histoire ressemble à une chasse au trésor dans laquelle la plupart des pistes mènent vers des impasses. L’auteur américain Derek Sandhaus, l’un des plus grands spécialist­es de spiritueux chinois au monde, ne voit, par exemple, pas du tout de quoi il s’agit : « Honnêtemen­t, je ne comprends pas vraiment de quoi vous parlez… Des verres avec des femmes nues ? Désolé mais je n’ai jamais vu ça.» Mais avant même de retrouver la trace de cette vaisselle, peut-être vaut-il mieux déjà réfléchir à ce qu’elle est censée contenir. Nicolas Baumert est maître de conférence­s à l’université de Nagoya et auteur du livre Le Saké, une exception japonaise. Pour lui, aussi fou que cela puisse paraître, une chose est sûre : ces « verres à saké » ne contiennen­t pas du saké. « Les Français ont tendance à appeler “saké” tous les alcools forts asiatiques. Mais le saké n’a rien à voir avec un digestif que l’on boit en fin de repas. C’est une boisson qui est fermentée, et non pas distillée, et qui a le degré d’alcool du vin ou un tout petit peu plus. On en consomme donc tout au long du repas. D’ailleurs, les meilleurs sakés se boivent maintenant dans des verres à vin. » Mais même si en France, la méconnaiss­ance des alcools asiatiques a facilité l’usage général du terme « saké », ce quiproquo remonte finalement bien plus loin dans le temps, comme l’explique Nicolas Baumert : « En France, on a essentiell­ement découvert l’asie par l’indochine, où il y avait beaucoup de marchands chinois qui tenaient les bars et les bordels. Pendant la période coloniale nippone en Asie, les Japonais allaient dans ces établissem­ents et demandaien­t du “saké”, puisque ce mot désigne aussi, dans leur langue, l’alcool au sens large du terme. Et comme le mot “saké” est facile à prononcer, il semble qu’il soit resté.» Quand la mode des restaurant­s asiatiques est ensuite arrivée en Europe, le terme a été gardé pour désigner tous les alcools blancs issus d’asie. Mais qu’en est-il des coupes érotiques, alors ? «J’ai l’impression que ce genre de verres vient de ces bordels, par exemple ceux de Saïgon. Ce système de fond par transparen­ce est en tout cas propre à une esthétique très chinoise », commente Nicolas Baumert.

UN GROS BORDEL

Une chose est sûre, si aucun livre n’a été écrit sur le sujet, les théories ne manquent pas. Sur le forum du site internet chine.in, un habitué avance par exemple une explicatio­n surprenant­e qui rejoint néanmoins celle des maisons closes indochinoi­ses : « L’idée serait de donner du grain à moudre aux hommes qui, en buvant, peuvent parfois oublier les charmantes hôtesses autour d’eux. C’est un moyen pour les prostituée­s d’éviter d’être en concurrenc­e avec l’alcool en rappelant qu’elles sont là, même au fond du verre. » Dominique, jeune Franco-chinois dont la famille tient un restaurant en Normandie, a quant à lui une autre théorie : « J’ai toujours entendu dire qu’il s’agissait au départ d’une technique pour pousser à la consommati­on d’alcool. Quand on boit son verre, l’image disparaît. Pour la faire réapparaît­re, le seul moyen est donc de recommande­r un verre. » D’accord, mais un verre de quoi ? Que buvait-on dans les bordels si ce n’était pas du saké ? A priori, du baijiu. Rien de moins que le spiritueux le plus consommé au monde. S’il est encore totalement inconnu en France, cet alcool blanc issu des graines de sorgho est tout de même produit chaque année à plus de 12 milliards de litres, à destinatio­n du marché chinois en grande majorité. Consommé en shots durant les repas d’affaires ou les banquets en famille, c’est ce digestif que l’on peut parfois apercevoir dans certaines des scènes de beuverie qui parsèment le cinéma chinois. C’est aussi souvent ce fameux baijiu que la plupart des Français nomment « saké » en imaginant que son goût si prononcé viendrait de la distillati­on du riz. « Le baijiu a beaucoup été associé aux bordels car dans l’imaginaire chinois, c’est un alcool d’hommes, qu’on boit par exemple dans les dîners d’affaires, où il y a malheureus­ement trop peu de femmes. Boire du baijiu, c’est montrer qu’on est un vrai homme », précise Derek Sandhaus.

VENDEURS DE ROSES

Mais un peu comme le rhum, le baijiu avec son fort degré d’alcool est un prétexte idéal pour s’essayer à différents types d’infusions. Dans l’est de la Chine et vers Hong Kong, on produit par exemple du mei kwei lu chew, un baijiu infusé à la rose au goût un peu plus facile à comprendre pour les palais occidentau­x. Et lorsqu’il y a une trentaine d’années, l’immigratio­n chinoise de Paris essaie d’implanter cet alcool en France, certains ont l’idée lumineuse de surfer sur le passé polisson du baijiu. « Le mei kwei lu chew est un alcool de rose bas de gamme. Pour le vendre au public européen, les producteur­s ont donc utilisé ces petits verres érotiques. Ça créait une sorte de folklore. Puis la pratique est entrée dans les moeurs. Quand, pendant dix ans, vous allez dans le même restau et qu’on vous sert la même chose, à force, ça reste. Mais tout ça n’existe pas en Chine », explique Hervé Tan, distribute­ur de baijiu en Europe. Un succès qui fait qu’aujourd’hui, le mei kwei lu chew est presque plus consommé en France qu’en Chine. À tel point que les fabricants officiels du breuvage ont fini par délocalise­r une partie de leur production dans l’hexagone en s’associant à la chaîne de distributi­on Paris Store basée à Thiais depuis 1991. Côté vaisselle, les verres érotiques sont fabriqués en Asie puis revendus en France autour de 5 euros pièce via des grossistes exportateu­rs de produits d’extrême-orient comme Paris Store ou China Vina. Nathalie Bieber, revendeuse alsacienne de ces coupes sans marque le confesse : « J’en achète un peu partout et les revends ensuite mais je suis bien incapable de savoir d’où elles viennent. » Malgré ces zones de flou, une chose est sûre : les traditions tiennent souvent à peu de chose. Avec un peu de sexe, pas mal d’alcool et ce qu’il faut d’exotisme, les producteur­s de mei kwei lu chew ont pu recréer en Europe un rituel improbable que tout le monde voit désormais comme l’apothéose d’un repas typiquemen­t asiatique. Tout le monde sauf les Chinois. Dans la série La Fille au fond du verre à saké, l’un des amis d’étienne le chambre au sujet de sa fiancée avec un stéréotype entendu mille fois : « Les Chinois, on ne les comprendra jamais. » Mais nul doute qu’en nous voyant tout émoustillé­s au-dessus de nos verres remplis de pseudo-saké, les Chinois doivent eux aussi moyen nous comprendre.

“POUR FAIRE RÉAPPARAÎT­RE L’IMAGE, LE SEUL MOYEN EST DE RECOMMANDE­R UN VERRE”

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ALLEZ, CUL SEC!

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