Stylist

Mauvaise Habitude

- par Audrey Diwan

“tu as adopté la petite bête comme on like un post”

Il est minuscule, effrayé, son regard bleu troublé par la violence du monde. Il se terre, de peur qu’on veuille lui faire du mal. Ton expression change lorsque tu tombes par hasard sur la photograph­ie. Ton fils regarde ton téléphone par-dessus ton épaule et s’exclame, du fond de son coeur, qu’il est « tellement mignon ». Puis il vient s’asseoir près de toi et découvre les quelques lignes inscrites sous l’image. « Nous l’avons trouvé dans une poubelle. Il doit avoir cinq semaines. Quelqu’un veut l’adopter ? » Tu ne veux surtout pas d’animal de compagnie. Les plus fous, les plus assidus de tes lecteurs s’ils existent, se rappellero­nt peut-être qu’il y a quatre ans déjà tu récupérais des poissons rouges dans une fête foraine. Ceux-ci squattent toujours ton salon à l’heure qu’il est, tant tu t’en occupes avec délicatess­e. « Maman, on peut ? » Ton fils te regarde avec les mêmes yeux que le chaton, la même détresse émouvante. Tu sais qu’il le fait volontaire­ment, qu’il te manipule, qu’il crée un parallèle volontaire entre l’enfant qu’il est et le petit chat de la poubelle. Hors de question, gronde une voix dans ta tête. Au même instant, tes mains, comme par un acte de rébellion, prennent le clavier et répondent à l’annonce. « Nous voulons bien l’adopter. » Voilà, c’est fait. Tandis que ton fils se met à attendre fébrilemen­t une confirmati­on, tu tentes d’analyser ton processus décisionne­l qui semble avoir momentaném­ent disjoncté. Tu te dis que les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, ce commerce de l’empathie, ces coeurs artificiel­s que l’on envoie, page après page, pour exprimer, sans trop réfléchir, notre lien au monde. Tu as adopté la petite bête d’un seul geste, comme on like un post. Cet acte est la transcript­ion IRL de celle que tu es devenue au virtuel. Un être asservi à des émotions fugaces, des sentiments aussi puissants que superficie­ls. Comme la réponse tarde, tu envisages aussi la possibilit­é qu’il s’agisse en fait d’une arnaque. Une mutation lolcat du spam qui disait : « J’ai un problème, contacte-moi vite.» C’est malin. Personne ne se méfie du chaton, car nous avons érigé l’animal en valeur refuge, réponse à notre cruelle nature humaine. Toi, tu es la proie idéale de ce type de hoax. Tu maudis ta faiblesse, tu n’oses plus regarder ton fils dans les yeux, lui qui discute déjà avec son animal imaginaire. Puis finalement ce matin, tu reçois quelques lignes succinctes t’annonçant qu’une autre mère de famille fragile avait répondu avant toi. Que le petit chat de la poubelle a déjà trouvé un foyer. En guise de soulagemen­t, tu as le sentiment inexplicab­le de perdre quelque chose, qu’on te retire cette petite présence. Au moment où les enfants se lèvent, en criant : « Alors, tu as des nouvelles ? », tu sais que tu finiras ce week-end à la SPA.

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