Stylist

Mauvaise Habitude

- par Audrey Diwan

“TU AVAIS OUBLIÉ CE QUE PROVOQUE LA CHAIR, SON POUVOIR ÉTRANGE”

Àl’intérieur, tu as le sentiment de ne pas avoir d’âge. Tu as patiemment attendu une forme de maturité, espérant qu’à l’usure, la vie finirait par faire grandir ton âme, la rendre calme et raisonnabl­e. Mais le temps a passé et rien ne s’est vraiment passé. Tu vois grandir tes enfants, en ayant le sentiment que vous serez bientôt au même stade de développem­ent. En silence, tu redoutes plus que tout le syndrome de la vieille jeune fille. Un archétype de femme qui se bat pour contreveni­r aux lois de la nature, minaude comme une collégienn­e en plein dérèglemen­t hormonal et réveille chez toi une forme de tristesse totale. Tu as le sentiment qu’elle crée malgré elle un sale encombreme­nt génération­nel, refusant de céder sa place à celles qui arrivent après elle. Tu as donc décidé de mettre en place des stratagème­s pour ne jamais lui ressembler. À 35 ans, pour commencer, tu as renoncé à porter des vêtements courts. L’idée peut paraître stupide, radicale mais puisqu’elle t’apportait une forme de tranquilli­té d’esprit, tu t’y es très vite pliée. Tu t’es arrangée pour fabriquer le déguisemen­t de la femme, la représenta­tion de l’adulte que tu juges adéquate. Et puis, en ce mois de juillet, la chaleur est tombée sur Marseille, brutale, lourde, impossible à combattre. Tes grandes robes et tes jupes au genou étaient soudain bien ridicules. Tu as fouillé la dernière étagère de ton armoire et retrouvé un short. Il faut dire que cette chose minuscule était en plus d’un rouge vif que ni la poussière, ni les étés n’avaient su atténuer. Tu l’enfiles et pars te promener. Très vite, tu perçois les signes d’une modificati­on de ton réel. Une voiture s’arrête pour te laisser traverser. Au bar du coin, on te trouve sans tarder une table ombragée bien que la terrasse grouille de monde. Les réactions des autres, d’un certain nombre d’hommes surtout, se trouvent transformé­es par le petit short. Tu avais oublié ce que provoque la chair, son pouvoir étrange. La vieille jeune fille qui sommeille en toi, se sent, un instant, flattée. Mais un instant seulement, car plus tu perçois la prévenance dont on t’entoure, plus tu réalises à quel point la place de la femme dans le jeu social peine à changer. Tu t’étais habituée à rester debout, attendant qu’une table se libère. Tu es heureuse de ne plus être définie par ta capacité à plaire ou à déplaire. Tu finis bien entendu par te faire insulter au coin d’une rue : « Qu’est-ce qu’elle a celle-là avec son cul ? » Joyeuse métonymie. Une femme, une paire de fesses. Tu répliques, il t’insulte de plus belle. Bien sûr, tout est de ta faute, tu n’as qu’à pas agiter cette muleta sous les yeux d’inconnus. L’altercatio­n manque de devenir violente, elle pourrait mal tourner. Tu te retrouves contrainte de partir en courant, la rage au ventre, et rentres chez toi, abattue. Tu enlèves le short et penses à ta fille. Tu es désolée que les combats menés avant elle, pour elle, n’aient pas suffi à faire d’une femme, en court ou en long, l’égale de celui qui pose les yeux sur elle.

 ??  ?? Faire court
Faire court

Newspapers in French

Newspapers from France