Mauvaise habitude n° 176
Effacer ses contacts
“TU LA DÉPASSES, ELLE RELÈVE LA TÊTE, BALAIE D’UNE OEILLADE TA FACE D’ÉTRANGÈRE”
Tu voudrais, aujourd’hui, décrire un phénomène typiquement parisien. Un rapport très particulier qui semble n’exister que dans cette ville très particulière. Pour poser ta démonstration, tu t’appuieras sur l’exemple récent qui l’a mis en lumière. Tu marches le long d’une terrasse de café, tu aperçois un visage que tu connais depuis des années. Cette fille n’est pas une amie. Elle n’est pas une proche. Elle ne fait pas partie des êtres dont l’image surgit régulièrement dans tes pensées. Néanmoins, tu la connais. Cette fille est venue chez toi, tu peux te la représenter dans le canapé du salon, collée à un petit ami temporaire. Tu as fait travailler cette fille, de temps à autre, lorsqu’elle voulait être journaliste. On t’a même dit une fois que vous vous ressembliez et tu te souviens que la remarque t’avait agacée. Ce qui prouve bien que tu entretenais déjà avec cette fille ce genre d’amitié bizarre incertaine, favorisée par un hasard contextuel. Néanmoins vous vous connaissiez c’est indéniable, une quinzaine de souvenirs tangibles pourraient en attester. Mais, ici c’est Paris. Ici, les règles ne sont pas toujours les mêmes. Ici, les rencontres se font mais elles se défont aussi. C’est de ce système qui ramène à l’oubli dont tu voudrais causer. Ici, on dirait que la mémoire des êtres est limitée en gigas et qu’il faut donc choisir les souvenirs qui méritent une sauvegarde. Chacun réévalue régulièrement la liste de ses contacts, puis opère un arbitrage tenant compte de l’intérêt et de la nécessité. Ensuite, le processus se met naturellement en place, une purge, un assainissement du disque dur. Une voix robotique traverse l’esprit : cette personne ne vous sert à rien actuellement. Voulez-vous l’effacer? Dans ses Affinités électives, Goethe, qui devait être parisien dans l’âme, décrit le phénomène par cette métaphore. Certains « s’obstinent à demeurer étrangers côte à côte, et ne peuvent s’unir même par mélange mécanique et friction : ainsi l’huile et l’eau, si on les agite pour les mélanger, se séparent à l’instant ». Il existe donc, dans les rues grises de la capitale, une catégorie d’êtres, dont chacun fait partie malgré lui : ceux avec qui on ne fraie jamais vraiment. Et il peut arriver que l’autre lance le logiciel, l’effacement progressif des contours du souvenir qui s’achève par un retour à la case départ. Comme cette fille en terrasse à qui tu fais, de loin, un signe de tête. Parce qu’elle ne réagit pas, tu penses d’abord à une forme de myopie, venue avec l’âge. Tu te rapproches encore. À l’instant où tu la dépasses, elle relève la tête, balaie d’une oeillade ta face d’étrangère. C’est là que tu comprends. Ici, ce n’est pas parce que tu connais quelqu’un que tu le connaîtras éternellement. La rencontre n’est qu’un phénomène à durée déterminée, au-delà de laquelle il faut tout recommencer. Que cette ville est drôle, comme elle est épuisante.