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Cérémonie vandal

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“IL EXISTAIT SUR UN DE CES BANCS UNE PLAQUE POSÉE POUR ELLE PAR UN AMANT BRISÉ”

C’est le climat qu’elle préfère dans cette ville. New York a la politesse de rendre n’importe quel hiver hardcore très supportabl­e, voire excitant. Chaque année, elle trépigne à l’idée de marcher dans les rues, transpercé­e par les aiguilles de glace poussée par le vent, son petit corps englouti par une monumental­e doudoune grise. Elles se sont donné rendez-vous à Central Park. Ça fait plus de dix ans qu’elles ne se sont pas revues. Pour une mère et une fille, certains auraient tendance à penser que ça fait longuet. Elles vivent cette séparation dans la joie et la bonne humeur. Vivre trop près l’une de l’autre n’a jamais eu une incidence particuliè­rement bénéfique sur leur santé psychique. Mais lorsque le type de l’asso les a appelées l’une à Brooklyn, l’autre à deux pas du parc, pour leur signaler que la plaque de commémorat­ion (p. 42) du père avait été vandalisée, un alignement particulie­r des planètes les a poussées l’une et l’autre à se rendre sur place pour constater les dégâts. Et revoir cette plaque cloutée sur ce banc, vingt ans auparavant. Et peut-être aussi penser à Peter, ensemble, en même temps. Le rendez-vous est pris via l’associatio­n à 9 h un vendredi matin. Son réveil thermomètr­e affiche un mignon -22 degrés. Elle profite comme prévu du trajet pédestre, attaquée par le froid. D’autant plus réjouie qu’elle sait combien sa mère déteste la saison hivernale. Elle arrive à l’heure, parfaiteme­nt consciente qu’ils vont devoir l’attendre au moins 45 minutes. En effet, un gros pénis a été sprayé sur le banc choisi pour rendre hommage au père. La couille gauche déborde sur la plaque, couvrant la totalité du prénom et la moitié du nom de Peter. Pour un mec qui a passé l’entièreté de sa vie en costume trois-pièces à se répéter que less is more et que le silence et l’austérité étaient d’or, c’est fâcheux. Avant de la voir arriver, elle la sent comme un vieux loup. Elle n’a pas tant changé que ça. Totalement habituée à son excentrici­té, c’est en voyant la bouche du type de l’asso se déformer qu’elle en reprend conscience. Les cheveux courts, quasi rasés, rouges, les lourdes paupières maquillées d’or surgissant de derrière ses lunettes rondes et noires, total look cuir noir, fourrure noire, maigreur insensée, bagues à tous les doigts, plusieurs. + la bosse dans le dos. + le rouge à lèvres noir qui bave. + ses 72 ans. C’est vrai que ça fait beaucoup. Elle lui serre la main en arrivant, sans un mot, avant de s’allumer une Gitane, constatant les dégâts. Et d’éclater de rire. Elle dit « ne changez rien, c’est parfait » et s’éloigne indiquant à sa fille qu’elle n’a pas vue depuis vingt ans, ou à elle-même, qu’elle a entendu dire qu’il existait sur un de ces bancs une plaque posée pour elle par un amant brisé. Sa fille la suit en baissant la tête, comme avant.

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